dimanche 30 septembre 2018

Les frères Sisters (The Sisters Brothers) de Jacques Audiard

       
     

Charlie et Eli Sisters évoluent dans un monde sauvage et hostile, ils ont du sang sur les mains : celui de criminels, celui d'innocents... Ils n'éprouvent aucun état d'âme à tuer. C'est leur métier. Charlie, le cadet, est né pour ça. Eli, lui, ne rêve que d'une vie normale. Ils sont engagés par le Commodore pour rechercher et tuer un homme. De l'Oregon à la Californie, une traque implacable commence, un parcours initiatique qui va éprouver ce lien fou qui les unit. Un chemin vers leur humanité ? (AlloCiné)


Trois ans après "Dheepan", la question que devenait Jacques Audiard se posait, ainsi que celle de comment rebondir après une Palme d'Or ? Quel film faire ? Quelle histoire raconter ?
Et bien c'est vers le western que Jacques Audiard s'est tourné, en adaptant le roman de Patrick deWitt, roman qui lui avait été présenté en  par John C. Reilly et sa femme qui venaient d'en acquérir les droits.
Et c'est donc le premier film de Jacques Audiard 100% Américain.
Enfin, pas tout à fait 100% Américain car exit les Etats-Unis ou le Canada (lieu où la série "Deadwood" a été filmée) pour filmer les scènes en extérieur et bonjour à l'Espagne et à la Roumanie !
Rien n'est issu de l'authentique "Wild Wild West" et pourtant tout semble extrêmement réaliste à l'écran.
La marque d'un grand réalisateur, et si c'était la seule ...


Jacques Audiard, c'est tout d'abord une mise en scène léchée, et les parallèles sont nombreux entre "Dheepan" et ce nouveau film, car tous les deux commencent de façon sombre pour aller vers la lumière, et cela se voit dans la mise en scène, et il est aussi question de la famille, un thème central dans l'oeuvre de Jacques Audiard.
La scène d'ouverture de ce western est magique : une grande étendue dans le noir, une voix qui s'élève, puis la lumière vient d'échanges de tirs entre deux groupes d'individus que le spectateur met quelques minutes à découvrir.
Le film peut donner l'impression d'une certaine lenteur, mais le réalisateur a su doser les rebondissements : après la présentation des frères Sisters changement de personnage et voici qu'entre en scène le détective Morris, chargé de retrouver Warm venant de trouver une formule chimique pour trouver l'or plus facilement et de le livrer ensuite aux frères Sisters.
Mais Morris va finir par se rallier à Warm, ils vont alors tous les deux fuir les frères Sisters, qui vont finir par les retrouver et peut-être changer de camp.
Au-delà de cette histoire d'hommes dans l'Ouest Américain, il y a une dimension quasi religieuse à toute cette histoire : la rédemption, le retour des enfants prodigues à la maison, mais aussi le rôle et la place de l'aîné dans une fratrie pour guider son frère dans le droit chemin, ou tout du moins tenter de l'y remettre, mais difficile lorsque l'on a soit-même perdu ce rôle d'aîné.
C'est leur père et sa violence due à l'alcool qui a fait des frères Sisters de redoutables tueurs, mais l'acte fondateur qui a fait basculer cette fratrie c'est l'assassinat du père par Charlie, le cadet.
Et depuis Elie oscille entre sa brutalité et sa douceur, ce qui en fait le personnage le plus attachant de tous ceux présentés dans ce film.
Ce n'est pas la première fois qu'il est question de la figure paternelle chez Jacques Audiard, mais c'est la première fois qu'il est question des rapports entre frères.


J'ai toujours apprécié le travail de Jacques Audiard dans la mise en scène, ce film ne fait pas exception et il y a de très belles scènes, à la fois dans la façon de les filmer mais aussi dans la lumière utilisée.
Comme dans "Dheepan" le film oscille entre l'ombre et la lumière, ici les scènes de nuit alternent avec celles de jour dans les immenses plaines pour traverser un pays d'est en ouest; tout comme les scènes en ville à la limite de la claustrophobie cohabitent avec celles en pleine nature, permettant ainsi aux personnages de se révéler aux autres mais surtout à eux-mêmes.
Quelques mots sur le casting, John C. Reilly est particulièrement juste et touchant dans le rôle d'Eli, Joaquin Phoenix est excellent (j'ai l’impression d'écrire un pléonasme présentement) en Charlie, cet acteur peut décidément tout jouer, quel plaisir de retrouver Jake Gyllenhaal dans un rôle complexe et enfin de remarquer Riz Ahmed, que j'ai pourtant déjà vu à l'écran et qui ne m'avait pas marqué plus que cela.
Et vous ne manquerez pas non plus d'apercevoir l'immense Rutger Hauer dans le rôle du mystérieux Commodore, le commanditaire des frères Sisters, une sorte de figure paternelle de substitution.
Et pour finir, la musique est signée Alexandre Desplat, si vous aviez encore quelques doutes sur la qualité générale de cette oeuvre.


"Les frères Sisters" a le mérite de ne pas être un western classique mais de proposer une nouvelle lecture plus moderne et plus approfondie de ce genre cinématographique, confirmant le statut de Jacques Audiard en tant que réalisateur marquant de notre époque.

samedi 29 septembre 2018

La saison des feux de Céleste Ng


À Shaker Heights, banlieue riche et tranquille de Cleveland, tout est soigneusement planifié pour le bonheur des résidents. Rien ne dépasse, rien ne déborde, à l’image de l’existence parfaitement réglée d’Elena Richardson, femme au foyer exemplaire. Lorsque Mia Warren, une mère célibataire et bohème, vient s’installer dans cette bulle idyllique avec sa fille Pearl, les relations avec la famille Richardson sont d’abord chaleureuses. Mais peu à peu, leur présence commence à mettre en péril l’entente qui règne entre les voisins. Et la tension monte dangereusement à Shaker Heights. (Sonatine)

J'avais eu l'occasion de lire le premier roman de Céleste Ng, "Tout ce qu'on ne s'est jamais dit" lors du Prix Relay en 2016.
C'est donc tout naturellement que mes pas m'ont guidée vers son second roman publié en France au mois de mai.
Si j'avais beaucoup aimé son premier roman et avait qualifié cette auteur de prometteuse que dire de son second qui est encore plus merveilleux que le premier.
Disséquer une famille et explorer ses secrets sont des thèmes chers à l'auteur, il en est de nouveau question dans ce roman mais le prisme est différent.
Cette fois-ci pas de disparition d'une fille, mais l'arrivée d'une mère célibataire et de sa fille Pearl pour faire voler en éclat le vernis de la banlieue de Shaker Heights, et tout particulièrement la famille Richardson.
Elena Richardson est l'archétype de la femme Américaine : mère dévouée à ses enfants et à son mari, gardant un travail mais ne faisant jamais passer sa carrière avant sa famille; et pourtant, même si cette image est connue il n'y a pas de redite ou de cliché dans ce roman.

Une nouvelle fois Céleste Ng a su me toucher, à la fois par son histoire qui se déroule doucement et qui ne cesse de mettre à jour les secrets des uns et des autres, mais aussi par la justesse de ses personnages et l'analyse qu'elle en fait.
Tous sont extrêmement travaillés, ce livre est une galerie de portraits mais aucun n'est délaissé au profit d'un autre, chacun a son rôle à jouer dans cette intrigue et tous sont bien écrits par l'auteur, qui les aime, forcément, sinon comment aurait-elle pu écrire une histoire qui sonne si vraie.
Evidemment, j'ai apprécié le secret entourant Mia Warren, sa vie de bohême, toujours dans la fuite en avant avec sa fille qui elle rêve de stabilité.
Face à elle il y a Elena Richardson, une femme que j'ai comprise même si je ne suis pas dans le même mode de vie qu'elle.
Il faut dire que les relations difficiles qu'elle entretient avec sa dernière fille sont crispantes, on sent bien cette femme déchirée qui ne sait que rabrouer sa fille alors qu'elle est sans doute celle lui ressemblant le plus.
Elena Richardson a fait fi de sa liberté en se mariant et en se consacrant à sa famille, tout l'inverse de Mia Warren.
Mais l'intrigue ne repose pas uniquement sur l'opposition entre ces deux femmes, ou les liens qui se tissent entre les enfants des deux familles, c'est aussi le reflet d'une certaine époque, d'une certaine Amérique, et c'est un véritable film qui se déroule devant les yeux du lecteur.

"La saison des feux" est un très beau roman signé par une auteur qui constate avec acuité les rapports sociaux et familiaux de l'époque, à découvrir sans tarder.

dimanche 16 septembre 2018

Le monde est à toi de Romain Gavras

       
     

François, petit dealer, a un rêve : devenir le distributeur officiel de Mr Freeze au Maghreb. Cette vie, qu’il convoite tant, vole en éclat quand il apprend que Dany, sa mère, a dépensé toutes ses économies. Poutine, le caïd lunatique de la cité propose à François un plan en Espagne pour se refaire. Mais quand tout son entourage : Lamya son amour de jeunesse, Henri un ancien beau-père à la ramasse tout juste sorti de prison, les deux jeunes Mohamed complotistes et sa mère chef d’un gang de femmes pickpockets, s’en mêle, rien ne va se passer comme prévu ! (AlloCiné)


Ce film est un mélange de loufoques, sérieux, personnages déjantés et touchants, difficile de le classer, tout comme il est difficile de ne pas en parler.
C'est un film de gangsters, mais pas que, c'est une comédie, mais pas que, c'est en fait un savant mélange de plusieurs genres qui donne un film réussi
L'inspiration, Romain Gavras la trouve au tribunal en assistant à des comparutions immédiates
C'est comme cela qu'est née cette mère à la tête d'un gang de femmes pickpockets qui aime, pour ne pas dire étouffe, son fils tout en n'hésitant pas à le dépouiller de ses économies.
C'est Karim Leklou qui donne vie au personnage de François, lui donnant une vraie étoffe, et c'est la première fois que je remarque ce comédien alors que j'ai vu plusieurs films où il apparaît (et non, j'avais bien chaussé mes lunettes les fois précédentes).
Quant à la mère, c'est une Isabelle Adjani au sommet de son art (d'un autre côté, elle est toujours au sommet de son art) qui la campe, et quel plaisir de la voir dépouiller les bijoux et sacs de luxe dans une galerie marchande parisienne.
Alors oui, François est légèrement pathétique sur les bords, mais il est aussi attachant.
Oui, on aimerait qu'il s'en sorte et vive son rêve d'être distributeur officiel de Mr Freeze au Maghreb, mais non, il ne sait s'entourer que de femmes l'étouffant, car quand ce n'est pas sa mère c'est son amour de jeunesse; et d'hommes qui l'entraînent dans des combines foireuses.
François, c'est le loser magnifique, mais un loser auquel le spectateur s'accroche.
Et quand en prime vous avez la chance d'avoir Karim Leklou et Romain Gavras venant présenter et débattre du film après la projection, vous vous attachez encore plus au personnage et au film.
Non seulement ils sont sympathiques, mais ils ont beaucoup d'humour et d'autodérision, c'est la garantie de passer un bon moment.


Au-delà du pitch de départ, ce film est aussi l'occasion de montrer une certaine face de la société actuelle, sans jamais tomber dans la caricature.
A propos de face, le film s'inspire de "Scarface" (désolée, elle était facile), là je ne peux que l'écrire et acquiescer, parce qu'en fait, je n'ai jamais vu "Scarface" (oui, bon, "nobody's perfect" - je l'ai vu celui-là).
Et puis, c'est l'occasion de voyager dans la superbe (hum) ville touristique Espagnole de Benidorm (où clairement je n'irai pas passer mes prochaines vacances).
Mais ce film, c'est aussi la possibilité d'y voir des comédiens et des non comédiens, qui ne se différencient pas les uns des autres.
J'ai déjà dit à quel point j'avais aimé la prestation d'Isabelle Adjani, que dire de la prestation de Vincent Cassel ... ce n'est pas forcément le rôle le plus facile à tenir mais il s'en sort bien.
Et que dire de la prestation de Sofian Khammes en Poutine, chef du gang de dealers, cet acteur a un réel potentiel.
Je ne m'étendrai pas non plus sur les seconds rôles, mais les comédiens y sont tous très bons.
La bande son colle également bien au film, et que dire de la chanson de fin ... la vie n'aura effectivement rien appris à François, mais qu'importe.
Bref, ce film est un fourre-tout réussi de plein de genres qui ne tombe jamais dans le cliché, difficile à classer mais qui permet de sourire plus d'une fois lors de son visionnage.


"Le monde est à toi", c'est un homme cherchant à s'échapper des magouilles pour mener une vie tranquille dans un petit pavillon, le film est en tout cas à vous et encore en salle !


       
     

       
     

samedi 15 septembre 2018

Leave no Trace de Debra Granik

       
     

Tom a 15 ans. Elle habite clandestinement avec son père dans la forêt qui borde Portland, Oregon. Limitant au maximum leurs contacts avec le monde moderne, ils forment une famille atypique et fusionnelle. Expulsés soudainement de leur refuge, les deux solitaires se voient offrir un toit, une scolarité et un travail. Alors que son père éprouve des difficultés à s'adapter, Tom découvre avec curiosité cette nouvelle vie. Le temps est-il venu pour elle de choisir entre l’amour filial et ce monde qui l'appelle ? (AlloCiné)


Pars sans laisser de trace, voilà un titre à la fois poétique et mystérieux qui a suffi pour que je décide comme ça, sur un coup de tête, d'aller le voir lundi soit en avant-première et d'assister à la rencontre avec la réalisatrice.
Je n'ai pas vu "Winter's bone", pas encore, précédent film de cette réalisatrice qui remonte déjà à 2010.
Entre temps, elle a fait un documentaire, elle a surtout eu beaucoup de mal à sortir de l'ambiance de son film, avant de trouver une nouvelle histoire suscitant son intérêt.
Aussi fou que cela puisse paraître, c'est tiré d'un roman, lui-même inspiré d'un fait réel ayant eu lieu à Portland il y a quelques années.
Un père et sa famille ont bien été découverts par hasard, à Portland, habitant dans une forêt (appartenant à un parc public) depuis plusieurs années.
Le père était un ancien soldat, et sa fille ne présentait aucun problème de santé et était même en avance pour son âge.
Ils ont été placés dans une petite maison dans un élevage de chevaux, mais un beau matin ils ont disparu de nouveau.
Le film de Debra Granik va plus loin que cette histoire puisqu'elle a aussi décidé de s'intéresser à ce qu'ils étaient devenus après cette fuite, elle le dit elle-même : cette nouvelle disparition a suscité beaucoup de questions en elle.


La relation père-fille au cœur du film est d'une force et d'une alchimie surprenantes.
Non seulement cela fonctionne à la perfection à l'écran, mais le duo d'acteurs a créé une véritable osmose entre eux et la nature.
Car la réalisatrice s'est entourée d'une spécialiste de la survie qui a prodigué de nombreux conseils aux comédiens, qui les ont eux-mêmes testés.
Ainsi, quand vous voyez le personnage de Ben Foster allumer un feu, c'est bel et bien l'acteur qui le fait, et sans l'aide d'un briquet ou d'une allumette.
Idem pour trouver de l'eau en utilisant de la mousse (j'ai donc appris que l'on pouvait boire en pressant la mousse et que l'eau était sans risque car ainsi filtrée).
Si la figure paternelle devrait en fait être à la tête de cette famille, ici c'est la fille qui ancre son père dans la réalité, ou tout du moins qui essaie.
Car l'homme est un vétéran, souffrant du syndrome post-traumatique, qui n'arrive plus à s'adapter au quotidien et aux autres, et qui change régulièrement d'endroit, entraînant sa fille avec lui.
C'est un sujet cher à la réalisatrice, et c'est effectivement quelque chose qui frappe lorsque l'on va aux Etats-Unis : le dénuement dans lequel les vétérans sont laissés.
Mais la réalisatrice reconnaît aussi s'être inspirée des personnages de Prospero et Miranda dans "La tempête" de William Shakespeare pour créer la relation père-fille.
Si j'avais déjà vu Ben Foster il a ici un rôle à la hauteur de son talent, sans doute le premier de cette envergure qui lui a été donné d'interpréter.
Et pour incarner Tom, c'est la jeune Néo-Zélandaise Thomasin McKenzie qui a été choisie, et qui a travaillé dur pour gommer son fort accent Néo-Zélandais.
La réalisatrice a aussi fait appel à des acteurs de son précédent film.


La nature est également très présente dans ce film, et remarquablement bien filmée.
A tel point qu'on la ressent : l'humidité, les fougères, le vent.
J'ai été particulièrement sensible à la scène d'ouverture filmant en gros plan une araignée sur sa toile, ainsi que celle de clôture, là aussi sur une toile d'araignée.
Cela illustre assez bien le propos du film qui s'intéresse à la marginalité, et nous pousse forcément à nous interroger sur notre mode de vie actuel, sur notre empreinte sur la nature et ce qu'est la liberté, quel sens on souhaite donner à ce mot dans notre vie.
Peut-être parce que je m'interroge beaucoup en ce moment (cela fait d'ailleurs plus d'un mois et demi que je n'avais pas allumé et touché à un ordinateur en dehors du travail, c'est dire que j'avais vraiment envie de parler de ce film) sur le sens de ma vie, la direction que je peux lui donner, le contexte sous-jacent à ce film m'a beaucoup parlé, et touché.
Nous vivons clairement dans un monde trop connecté, où les gens ne savent plus se débrouiller par eux-mêmes et où ils sont perdus sans leur dernier gadget technologique, et dès qu'une personne sort de la case elle est tout de suite montrée du doigt et jugée.
Parce que nous n'acceptons plus ou mal la différence, parce que surtout ces personnes nous renvoient une image que nous n'aimons pas : eux ont fait un choix et décidé de sortir de la ligne droite tandis que nous hésitons à le faire.
Et pour être déjà bien souvent en dehors de la ligne droite, je peux confirmer que le moindre écart est mal vu.
J'ai également été surprise qu'en présentation du film la réalisatrice nous remercie d'être là, que ça la touche particulièrement que de vraies personnes viennent dans une vraie salle de cinéma, avec un vrai écran, pour voir son film.
Disons que ce film est tombé au bon moment pour alimenter mes réflexions, et que tout y est authentique et vrai, c'est tellement rare pour être souligné dans le monde cinématographique d'aujourd'hui.


Si vous souhaitez voir un très bon film de cinéma Américain indépendant, être transportée dans la nature et réfléchir à changer votre mode de vie actuel, je ne peux que vous conseiller d'aller voir à sa sortie le 19 septembre "Leave no Trace", l'un des films les plus touchants de cette année.