samedi 15 février 2014

Des hommes en devenir de Bruce Machart


Qu'ils se retrouvent en train d'arpenter les terres fertiles du Sud, de conduire leur pick-ups fenêtres ouvertes dans la chaleur suffocante du périphérique de Houston, d'actionner l'écorceuse pour transformer des grumes en feuilles de papier, les hommes de ce recueil découvrent tous, en un instant, la faille en eux. Être hanté depuis toujours par un enfant, un parent, une femme, un voisin, un copain disparus, interrompre enfin le mouvement continu et regarder une vie en face. La question soudain serait de savoir ce que devenir un homme signifie. Ici, certains ont été largués. Là, un enfant n'est jamais né. Une mère a été assassinée. Des maris ont découché. Des chiens sont morts. Bien des bières ont été descendues, et des rires échangés entre frères, amis, amants. (Gallmeister)

J'avais repéré Bruce Machart lors de la sortie de son premier roman "Le sillage de l'oubli", livre qui attend toujours d'être lu dans ma bibliothèque, c'est donc par son deuxième roman que j'ai commencé ma découverte de cet auteur.

Ici, point de roman mais un recueil de nouvelles qui ont toutes plusieurs points en commun.
Elles mettent toutes en scène des hommes qui sont soit sur la route, soit à travailler et qui soudain découvrent une faille en eux.
Pour l'un c'est de s'apercevoir que sa femme n'est finalement pas heureuse : "Vous remontez dans votre pick-up, et le diable vous emporte, mais toutes ces années, vous aviez pourtant cru qu'elle avait toujours eu ce dont elle avait besoin. L'avion épandeur fait un dernier passage avant de s'éloigner vers l'horizon en feu, le diable vous emporte.", pour un autre que l'enfant mort né manque à son couple, ou encore pour un autre d'apprendre à vivre avec son enfant depuis la mort de sa femme, ou encore celui qui est assailli par la culpabilité de ne pas avoir profité de la vie avant son accident : "Il entre maintenant sur l'autoroute et, comme s'il voulait distancer le sentiment de culpabilité qu'il sent déjà se rapprocher discrètement dans son sillage, il enfonce la pédale d'accélérateur.".
Il est aussi question d'apprentissage, du sens de ce qu'est "devenir un homme", notion très bien illustrée dans la nouvelle "On ne parle pas comme ça au Texas" où un jeune garçon dont le père est mort avant sa naissance fait la rencontre de son grand-père durant les vacances d'été, ce dernier lui apprenant le parler au Texas : "Tu ne peux pas t'excuser d'avoir tué, mon garçon, ni d'être mort d'ailleurs. Ca rime à rien. Ou bien t'es trop mort pour prononcer les mots ou t'es trop mort pour les entendre.", et l'attitude à avoir en toute circonstance au Texas.
Ces nouvelles mettent donc toutes en scène des hommes qui se cherchent, qui ne se trouvent pas toujours, qui hésitent, qui tâtonnent, et dont la morale de la dernière nouvelle conclut ce récit en toute beauté : "Vous ne sentiriez pas les flots de lumière qui le pénètrent et le soulèvent de telle manière qu'il se met à flotter dans les airs, en direction de l'écoutille ouverte au-dessus de lui, s'élevant dans la clarté qui le trouvera, dans quelques minutes à peine, non pas sur le pont d'une plate-forme de forage, mais dehors, dans son allée, une boîte isotherme à la main, dehors, dans un monde lumineux peuplé de gens comme Randi Stimmons, John Dalton, Sarah Kneeland Whiteside, Quatre-vingt-deux, et vous, vous tous qui languissez après ce qui vous fait défaut, ce que vous avez perdu quelque part, sur le chemin qui vous a menés à aujourd'hui, le jour où Dean Covin s'avance parmi vous en traînant la jambe, pose sur vous un œil empreint de douceur et de bonté, mais incontrôlable, vous tend une main agitée de spasmes, sachant, malgré ses blessures, ou peut-être à cause d'elles, qu'être un homme, un homme accompli, c'est faire en permanence l'expérience du manque.".
Au-delà de ces hommes en devenir, toutes ces nouvelles mettent également en scène la mort à un moment donné et c'est un aspect qui m'a parfois gênée au cours de ma lecture tant l'auteur ne fait pas dans la dentelle pour l'évoquer.
Bruce Machart n'épargne rien à son lecteur des circonstances de la naissance d'un enfant mort-né, du traitement pour soigner des patients gravement brûlés, d'une agression pour vol, d'un animal ou d'un enfant percuté par une voiture.
La mort est omniprésente et peut surgir à n’importe quel moment, le côté cru dans l'écriture peut mettre mal à l'aise, ce qui m'est arrivé parfois au cours de ma lecture et surtout dans la nouvelle "La seule chose agréable que j'ai entendue".
Tous les récits sont également fortement ancrés dans le terroir américain, particulièrement dans les états du Sud et l'écriture de Bruce Machart est très évocatrice et entraîne le lecteur avec elle.
Quant à son style, il est tout simplement éblouissant et m'a bluffée du début à la fin, il possède une plume absolument magnifique qui fait passer les émotions et insuffle de la vie au récit, la lecture n'en est que plus haletante.
Pour preuve, je me suis à chaque fois très vite attachée aux personnages, ce qui est une chose plutôt rare dans l'univers des nouvelles.
Et le fait que l'auteur s'adresse très souvent au lecteur par le biais de ses personnages et l'utilisation du "vous" suivi d'un verbe n'est sans doute pas non plus étranger à cette forme de vie que contient l'ensemble de l'oeuvre.

"Des hommes en devenir" est un magnifique recueil de nouvelles de Bruce Machart qui signe-là son deuxième roman et possède déjà tout d'un très grand auteur de la littérature américaine, un nom à retenir qui va faire parler de lui dans les années à venir, c'est une certitude; publié par les formidables éditions Gallmeister qui ne m'ont jamais déçue jusqu'à présent et qui possèdent un catalogue passionnant que je vous invite à découvrir.
Tout comme il faut bien entendu se précipiter pour découvrir Bruce Machart.

Je remercie Babelio et les Editions Gallmeister pour l'envoi de ce livre dans le cadre de l'opération Masse Critique.

2 commentaires:

  1. Je garde ta critique pour plus tard, quand j'aurai lu ce roman. J'ai dévoré "Le sillage de l'oubli" !! Je te le recommande !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il attend bien sagement dans ma bibliothèque, je vais laisser passer un peu de temps avec celui-là avant de le lire, mais ça ne saurait trop tarder.

      Supprimer