Au soir de sa vie, un vieux professeur se souvient de l'aventure qui, plus que les honneurs et la réussite de sa carrière, a marqué sa vie. A dix-neuf ans, il a été fasciné par la personnalité d'un de ses professeurs ; l'admiration et la recherche inconsciente d'un Père font alors naître en lui un sentiment mêlé d'idolâtrie, de soumission et d'un amour presque morbide. (Le Livre de Poche)
Au soir de sa vie, le narrateur, un vieux professeur auréolé de gloire, se souvient de l'homme qui a marqué à jamais sa vie et sa destinée : un de ses professeurs qui a exercé sur lui une profonde et dangereuse fascination alors qu'il avait dix-neuf ans.
C'est grâce à cette figure masculine que du jeune homme volage négligeant ses études et son avenir il est devenu un professeur passionné, excellent pédagogue, et reconnu comme tel par ses pairs : "Celui qui n'est pas passionné devient tout au plus un pédagogue; c'est toujours par l'intérieur qu'il faut aller aux choses, toujours, toujours en partant de la passion.".
Le double portrait dressé par l'auteur, à la fois celui du narrateur mais également celui de son professeur, est intéressant et fascinant à plus d'un titre.
Tout d'abord, j'ai particulièrement aimé la relation entre les deux personnages, un savant mélange de fascination, d’idolâtrie, de soumission, de dépendance, d'amour et de haine.
La première fois qu'il voit le professeur, le narrateur est tout simplement envoûté par sa prestance, sa voix et son charisme : "Jamais je n'avais vu pareille chose, un discours qui était tout extase, un exposé passionné comme un phénomène élémentaire, et ce qu'il y avait là d'inattendu pour moi m'obligea tout à coup à m'avancer. Sans savoir que je bougeais, hypnotiquement attiré par une puissance qui était plus forte que la simple curiosité, d'un pas automatique comme celui des somnambules, je me trouvais poussé comme par magie vers ce cercle étroit : inconsciemment, je fus soudain à dix pouces de l'orateur et au milieu des autres, qui de leur côté étaient trop fascinés pour m'apercevoir, moi ou n'importe quoi.", à tel point qu'il fini très vite par le vénérer comme un dieu : "Comme la parole d'un évangéliste, la sienne était pour moi, à la fois, loi et faveur; sans cesse aux aguets, mon attention toujours tendue saisissait avidement chacune de ses remarques, jusqu'aux plus anodines.".
C'est une relation malsaine qui se met alors en place et qui emporte le narrateur au-delà de ce qu'il aurait pu imaginer, avec du recul il peut désormais l'analyser et mettre en lumière les égarements auxquels la puissance de la jeunesse peut conduire : "Etant elle-même beauté, la jeunesse n'a pas besoin de sérénité : dans l'excès de ses forces vives, elle aspire au tragique, et dans sa naïveté, elle se laisse volontiers vampiriser par la mélancolie.".
Le terme de vampirisation illustre parfaitement cette relation, ils se nourrissent l'un de l'autre, mais au détriment de la santé mentale du narrateur qui du fait de sa jeunesse ne s'en rend pas compte et finit par ne plus comprendre l'attitude de son professeur : parfois proche de lui, complice, à d'autres moments il l'ignore, le rejette, et disparaît pendant plusieurs jours.
Jusqu'au moment où le narrateur n'en peut plus et explose : "Et ce fut malgré moi que, me redressant péniblement, je laissai encore libre cours à un flot de cris précipités et saccadés à la fois, me plaignant de tout ce qu'il m'avait fait, disant comment il m'avait repoussé et persécuté, puis de nouveau attiré; comment, sans raison ni motif, il se montrait dur envers moi - ce bourreau à qui, malgré tout, j'étais attaché avec amour, que je haïssais en l'aimant et que j'aimais en le haïssant.", paroxysme de cette relation sulfureuse non consommée.
Car au-delà de tous les adjectifs qui peuvent être employés pour définir cette relation, il y a bien de l'amour là-dessous, mais un amour quelque peu morbide et sulfureux par son côté interdit.
Et c'est là le coup de génie de Stefan Zweig, il arrive parfaitement à retranscrire le trouble de la passion qui agite le professeur et le malaise qu'elle engendre chez le jeune Roland, l'élève objet de son affection.
D'autant qu'il ne se limite pas à ces deux seuls personnages mais qu'il ajoute une quille dans le jeu en la personne de la femme du professeur, plaçant ainsi Roland au cœur d'un couple qu'il ne comprend pas et qui se déchire devant lui, le prenant à témoin des fondations plus que bancales sur lequel il a été bâti : "Pourquoi tous deux me plaçaient-ils, les yeux bandés, au milieu de leur passion ? Pourquoi me mêlaient-ils à leur conflit insaisissable, et pourquoi chacun d'eux déposait-il dans mon cerveau son ardent faisceau de colère et de haine ?".
Cette intrigue n'a pas été sans me rappeler celle de "La mort à Venise" de Thomas Mann, avec un cinquantenaire fasciné par la beauté d'un jeune adolescent Polonais.
Enfin, il y a le style de Stefan Zweig, remarquable, précis, concis, juste, en un mot flamboyant, sa plume m'ayant littéralement emportée tout au long de ma lecture.
D'ailleurs, je me suis fait la réflexion que cela faisait bien longtemps que je n'avais pas lu du Stefan Zweig, et que j'avais bien eu tort car j'avais presque oublié à quel point sa plume est merveilleuse et touche toujours au plus juste.
"La confusion des sentiments" est une longue nouvelle signée de Stefan Zweig qui brille par son efficacité, sa précision dans l'analyse des sentiments qui agitent les différents personnages, et par le style sublime et sans pareil de son auteur, une oeuvre magistrale, ni plus ni moins.
Livre lu dans le cadre du Plan Orsec 2015 pour PAL en danger / Chute de PAL
Livre lu dans le cadre du Club des Lectrices