samedi 30 janvier 2016

Mrs. Bridge d'Evan S. Connell


Mrs. Bridge et son pendant, Mr. Bridge, forment une oeuvre en diptyque fondatrice de la littérature américaine d'après-guerre, adulée par des générations entières de romanciers. Portée par une écriture d'une précision redoutable, un ton à l'élégance distanciée et une construction virtuose, une redécouverte à la hauteur de celle d'un Richard Yates avec La Fenêtre panoramique ou d'un John Williams avec Stoner. (Belfond Vintage)

Il est des livres dont on n'entend jamais parler, jusqu'à un beau jour où ils sont réédités et où le lecteur découvre un roman mythique d'une génération, fondateur d'une littérature.
C'est le cas avec "Mrs. Bridge" d'Evan S. Connell, auteur précurseur d'un Richard Yates dont j'apprécie énormément la plume.
Publié en 1959, "Mrs. Bridge" présente en 117 brefs épisodes l'histoire d'une famille bourgeoise de la classe moyenne Américaine dans l'entre-deux guerres dans la ville de Kansas City.
Cette tranche de vie est racontée du point de vue d'India Bridge, l'épouse et mère de trois enfants qui va devoir s'adapter à sa vie de bourgeoise de la classe moyenne et aux changements d'époque et générationnel à travers ses trois enfants.

Mrs. Bridge, c'est une femme d'une autre époque que la nôtre, elle a épousé par amour un homme qui l'aime aussi en retour et qui pourtant n'est pas démonstratif : "Son mari n'avait jamais été démonstratif, même aux premiers temps de leur mariage. Elle n'attendait donc pas trop de lui, mais il y avait des moments où elle se sentait envahie par un besoin terrifiant, indicible.", l'auteur se contente même de le faire apparaître dans l'histoire sous la forme d'une apparition qui ne dira pas plus de quelques mots.
Il faut dire que cette oeuvre est en réalité un diptyque et que son pendant, "Mr. Bridge", vient d'être réédité et raconte la même histoire mais du point de vue de l'époux. Avant de referme cette parenthèse je tiens d'ailleurs à dire que je suis désormais très curieuse de lire cette histoire de son point de vue tant il est quasi absent ici, j'ai hâte de découvrir son point de vue et ses réflexions sur les mêmes situations après avoir eus ceux de madame.
Mrs. Bridge, c'est une femme qui se retrouve vite mère de trois enfants différents les uns des autres et surtout d'elle-même, à l'exception de sa cadette, sans emploi bien évidemment car son mari se tue au travail pour ramener de l'argent et leur permettre de vivre dans un beau confort, une insouciance et une forme d'oisiveté qui finissent par peser sur Mrs. Bridge, sans qu'elle ose jamais le dire à son mari : "Comment lui expliquer que son désœuvrement - cette exquise oisiveté qu'il avait provoquée, lui procurant le nécessaire et le superflu - la rendait folle ?".
C'est donc une femme qui connaît une forme d'ennui récurrent dans sa vie mais qui pressent aussi un certain nombre de changements lorsqu'elle laisse ses pensées vagabonder : "Tout allait bien, semblait-il. Les jours, les semaines, les pois passaient, plus rapidement que dans l'enfance, mais sans qu'elle ressentît la moindre nervosité. Parfois, cependant, au cœur de la nuit, tandis qu'ils dormaient enlacés comme pour se rassurer l'un l'autre dans l'attente de l'aube, puis d'un autre jour, puis d'une autre nuit qui peut-être leur donnerait l'immortalité, Mrs. Bridge s'éveillait. Alors, elle contemplait le plafond, ou le visage de son mari auquel le sommeil enlevait de sa force, et son expression se faisait inquiète, comme si elle prévoyait, pressentait quelque chose des grandes années à venir.".
Mine de rien, derrière le style léger et les courts chapitres se cache un portrait cinglant de cette femme qui passe littéralement à côté de sa vie et de ses envies.
Il y a elle, entité distincte, et le train de la vie qui circule en parallèle et dans lequel jamais elle n'arrivera à monter.
C'est à la fois terrible et cruel, cette Mrs. Bridge est une femme qui ne réfléchit pas par elle-même, qui est dénuée d'imagination, qu'un rien ne choque, qui ne cesse sa vie durant de se conformer à l'image qu'elle doit refléter en société ou dans son propre foyer et qui a tellement peur de passer à côté de sa vie que c'est sans doute ce qu'elle finit par faire.
D'ailleurs, l'une de ses filles le lui fait justement remarquer à l'occasion d'un échange : "Ecoute, maman, aucun homme, jamais, ne me fera marcher comme papa le fait avec toi.", de tels mots venant de la bouche d'un de ses enfants est sans doute le revers le plus cruel que la vie peut infliger à une mère.
Dans tout le roman, il n'y a qu'un personnage féminin qui lutte contre sa condition et essaye de s'en affranchir, en vain malheureusement, celui de Grace Barron.
Cette femme est à l'opposé, ou presque, de Mrs. Bridge, mais là encore l'auteur n'est pas tendre avec elle et elle aura beau faire, elle sera perpétuellement habitée par une forme de dépression latente qui ne lui permettra pas d'atteindre son but : la liberté, la vraie.
Evan S. Connell est certes dur avec sa Mrs. Bridge, il n'en demeure pas moins qu'il éprouve à son égard une forme de tendresse et que jamais il ne la présente comme une pauvre victime quémandant la sympathie du lecteur.
En fait, il réussit même à la rendre proche de celui-ci, ce qui est un remarquable tour de force.
Pour ma part, j'ai réussi à parfaitement saisir l'essence de cette personne, ce qui n'était pas chose gagnée de par la forme du récit : de courts chapitres sur un événement bien précis.
Ce roman se démarque également par toute l'ironie qu'il recèle, c'est d'ailleurs l'une de ses marques de fabrication, et permet ainsi à l'auteur de dépeindre sans concession le portrait d'une Amérique bourgeoise de l'entre-deux guerres.
D'ailleurs, le conflit de 1939-1945 n'est qu'esquissé dans le récit, tout au plus contraint-il le couple Bridge à écourter leur voyage en Europe et encore, la guerre n'est pas encore déclarée à ce moment-là.
Ensuite plus rien, le lecteur n'en entend plus parler, tout cela se passe bien loin du quartier bourgeois de Kansas City et de la vie de Mrs. Bridge.
Il y a également beaucoup d'humour dedans et certaines anecdotes sont vraiment savoureuses.
J'ai beaucoup apprécié cette lecture qui fut une très belle découverte, notamment parce que j'ai retrouvé dans ce roman un thème qui m'est cher : la vie bourgeoise de la middle-class Américaine, ainsi que le ton pour le décrire : une certaine ironie sans concession envers les personnages, comme je peux le lire chez Richard Yates.
Dans le même temps j'ai découvert la collection Vintage chez Belfond et j'ai grandement apprécié la présentation et la mise en page du roman.
Il me reste désormais à découvrir, outre "Mr. Bridge", l'adaptation cinématographique faite par James Ivory en 1990.

"Mrs. Bridge" est un roman au charme suranné porté par une plume impitoyable, une fort belle découverte et un livre qui va rejoindre sur mes étagères d'autres petits bijoux du même genre de la littérature Américaine.

Je remercie Babelio et les Editions Belfond Vintage pour l'envoi de ce livre.

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