dimanche 10 février 2013

Maus - Un survivant raconte Tome 2 Et c'est là que mes ennuis ont commencé d'Art Spiegelman


Avec le tome I du Maus d'Art Spiegelman, les lecteurs avaient fait la connaissance de Vladek Spiegelman, Juif polonais rescapé des camps de la mort, et de son fils, Art, dessinateur aux prises avec son père. Le terrifiant parcours de ce dernier et l'Histoire elle-même s'y conjuguaient déjà. Cette suite tant attendue, toujours en BD, dont les personnages ont des têtes d'animaux - les Juifs sont des souris, les Nazis des chats -, nous conduit des baraquements d'Auschwitz aux bungalows des monts Catskill, dans l'Etat de New York. Bestiaire insolite, qui nous ôte brutalement le plus vague sentiment de familiarité, Maus exprime l'indicible sans sombrer dans le grotesque. En deux temps - les années 75-80, cadre temporel de ses conversations avec Vladek et, en flashback, les années 30-40, époque des événements racontés - Spiegelman dessine la mémoire. Drame en cinq actes, pour une double survie : celle du père, mais aussi celle du fils qui se débat pour survivre au survivant. Une épopée en bulles. (Flammarion)

Plutôt que de continuer directement sur la période de détention à Auschwitz de son père et de sa mère, Art Spiegelman choisit d'exposer dans une première partie ses doutes, ses peurs, ses sentiments les plus profonds vis-à-vis de ses parents : "Je sais que c'est dément, mais d'une certaine manière je voudrais avoir été à Auschwitz avec mes parents; comme ça je pourrais savoir ce qu'ils ont vécu ! Je dois me sentir coupable quelque part d'avoir eu une vie plus facile qu'eux.", ainsi que ses difficultés à retranscrire l'histoire de son père sous forme de bande dessinée : "Je me sens tellement incapable de reconstruire une réalité qui a été pire que mes cauchemars les plus noirs. Et en plus, sous forme de B.D. ! Je me suis embarqué dans un truc qui me dépasse. Peut-être que je devrais tout laisser tomber.".
Les relations tendues avec son père n'étaient que pointées du doigt dans le premier volume ici, elles s'exposent dans toute leur complexité.
Ainsi Françoise, la belle-fille de Vladek, s'indigne devant son refus de prendre un auto-stoppeur sous prétexte qu'il est noir : "C'est scandaleux ! Comment pouvez-vous, surtout vous, être si raciste ! Vous parlez des noirs comme les nazis parlaient des juifs !".
Vladek était déjà un personnage particulier dans le premier tome, il l'est sans doute davantage dans ce second volume et la lectrice que je suis, une fois le livre refermé, n'a pas réussi à cerner cet homme, tout comme l'auteur n'a jamais réussi à vraiment comprendre son père.
Art Spiegelman retient également pendant longtemps sa plume, ayant peur de dessiner Auschwitz, une peur multiple : celle de ne pas réussir à représenter ce lieu dans toute la réalité de son horreur, celle de se tromper, et au final une peur de ne pas réussir à faire passer dans ce qu'il maîtrise le mieux : le dessin, l'histoire de son père qui s'insère dans l'Histoire : "J'veux dire, je n'arrive même pas à comprendre mes relations avec mon père. Comment pourrais-je comprendre Auschwitz ? L'Holocauste ? ... Quand j'étais petit, il m'arrivait de me demander lequel de mes parents j'aurais laissé les nazis emmener aux fours crématoires si je ne pouvais en sauver qu'un seul. D'habitude, je sauvais ma mère, tu crois que c'est normal ?".
Cette exposition des doutes et des interrogations de l'auteur est un aspect qui m'a particulièrement plu, c'est un sujet extrêmement difficile et périlleux dans lequel il s'est lancé et s'il avait passé cette étape sous silence il aurait sans doute manqué quelque chose à cette bande dessinée.

Cet aspect très humain est l'un de ses points forts, l'histoire qui y est racontée est dure et parfois difficilement soutenable, que l'auteur lui-même ait douté est humain, tout comme le lecteur peut aussi avoir des doutes et des appréhensions avant de lire ce livre sur son contenu et la façon dont il est rédigé.
Art Spiegelman ne tombe jamais dans la caricature, même si ses personnages sont dessinés sous la forme d'animaux, ni dans le larmoyant ou l'exagération ou le voyeurisme.
Il s'attache à raconter et illustrer la vérité, même si certains passages sont d'une horreur extrême : "Et pour nous tous il n'y a qu'un seul moyen de sortir ... par ces cheminées.", sans basculer d'un extrême à l'autre ni prendre position.
Il relate les faits, rien d'autre.
De plus, il double le récit de son père de détails précis sur les conditions de détention à Auschwitz et livre une cartographie des différents camps ainsi qu'une explication précise du fonctionnement des chambres à gaz et des fours crématoires.
Il a mis des images sur ce qui n'était jusqu'alors que des mots, ceci étant l'un des avantages offerts par la forme littéraire choisie : la bande dessinée.
Outre les interrogations et les doutes de l'auteur, il aborde aussi la problématique de Richieu, ce frère qu'il n'a jamais connu hormis en photo mais qui est un fantôme le poursuivant depuis sa naissance : "C'est étrange d'être le rival d'un instantané !".
Quant au récit de Vladek, après un premier tome consacré à la vie dans le ghetto, ce second s'attache à la vie dans le camp d'Auschwitz, aux brimades, aux privations, au travail forcé jusqu'à ce que mort s'ensuive, mais également aux terribles marches de la mort vers le camp de Dachau et puis l'errance dans un train jusqu'à la victoire finale, la libération et les retrouvailles avec les quelques survivants.
Et puis il y a toujours ce dessin d'une qualité remarquable et d'une puissance extrême, un noir et blanc dépouillé mais qui laisse transpirer toute l'intensité dramatique du vécu de Vladek, de sa petite histoire qui s'est inscrite dans l'une des pages les plus noires de l'Histoire.
De la famille d'Anja ou de Vladek il ne reste plus grand chose, hormis quelques photos conservées précieusement.
Une vie détruite et une vie à reconstruire, avec un nouveau départ, à New-York.

"Maus" est une référence de la bande dessinée et plus généralement une référence littéraire sur la Shoah.
"Maus" d'Art Spiegelman est l'un des récits sur l'Holocauste les plus intelligents dans sa construction qu'il m'ait été donnée de lire jusqu'à présent, l'un des plus bouleversants et l'un des plus sincères.
A ce titre, "Maus" a toute sa place dans mon Panthéon littéraire et je ne peux que vous encourager à découvrir cette bande dessinée et tout le talent de son auteur.

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