dimanche 1 février 2015
Moi René Tardi prisonnier de guerre au stalag IIB Tome 2 Mon retour en France de Jacques Tardi
Le second volume de ce grand récit de guerre reprend là où le premier s’était arrêté, toujours sous le regard attentif de l’alter ego enfantin de Tardi : la longue marche des prisonniers dans un dénuement total et sous des températures extrêmes, la violence des garde-chiourme, la peur que suscitent les troupes russes toutes proches, les expédients pour s’assurer les meilleures chances de survie, les velléités d’évasion et ici et là quelques rares moments de récupération, comme la miraculeuse douche chaude négociée dans les locaux d’une ancienne brasserie…
Autant de péripéties authentiques directement inspirées du carnet tenu au fil des jours à la mine de plomb sur « un cahier d’écolier coupé en quatre » par René Tardi, que l’on suit avec ses compagnons d’infortune tout au long de leur marche harassante à travers l’Europe dévastée, en direction de la France et de leurs foyers si longtemps espérés. (Casterman)
Dans le premier tome, Jacques Tardi racontait à partir des carnets de son père René l'emprisonnement de ce dernier pendant plus de quatre ans au Stalag IIB, qu'il définissait comme un "cul-de-basse-fosse poméranien".
Et faisait presque oublier par là-même qu'il s'était illustré jusqu'alors en mettant en histoire et en image la Première Guerre Mondiale.
Ici, il est question de la terrible marche des prisonniers dans laquelle son père se trouve : les Alliés approchent, les Allemands vident les camps et se lancent sur les routes avec leurs prisonniers, avançant, reculant, tournant en boucle, dans une fuite en avant qui n'a plus aucun sens puisque ce n'est que reculer pour mieux sauter car la guerre est presque finie, mais les Allemands ne partagent pas cette pensée : "Les Boches, lorsqu'on leur disait que le Grand Reich n'existait plus et qu'ils étaient foutus, qu'il serait temps de laisser tomber, d'arrêter les acharnements imbéciles, de se rendre à l'évidence, ils ne se vexaient pas. Ils attendaient les armes de représailles annoncées. La situation allait changer. Jusqu'au bout, ils restèrent confiants. S'avouer vaincu ? Jamais ! Ça dénotait d'une dose stupéfiante d'optimisme ou d'abrutissement total.".
Dérisoire, ridicule, meurtrier, autant de termes pour désigner ces mois d'errance à travers un pays en ruine : des campagnes qui survivent comme elles le peuvent et des villes rayées de la carte.
A cette marche forcée synonyme de dernier soubresaut d'honneur des soldats Allemands, René Tardi n'en peut plus, il n'a pas le moral, il est épuisé physiquement de ces mois de captivité, ses godasses rendent l'âme tout comme ses vêtements usés et rapiécés : "Ces uniformes, que nous avions sur le dos depuis cinq ans, usés et élimés jusqu'à la corde, sans cesse rapiécés tant bien que mal, nous protégeaient à peine du froid. Je portais sur moi plusieurs couches de hardes, tout ce que j'avais pu trouver au camp pour avoir moins froid. J'avais même coupé des bandes dans la longueur d'une couverture et les avais enroulées autour de mon torse et de mon bide sous ma vareuse, en guise de coupe-vent. J'avais le moral bien au-dessous de zéro.", et il en est de même pour tous ces camarades d'infortune.
Derrière le mince espoir de revoir sa famille, il y a beaucoup de désespoir, beaucoup d'horreurs aperçues au cours de ces marches également : des "marches de la mort" croisées de déportés que les Allemands jettent sur les routes, un passage à proximité du camp de Bergen-Belsen ravagé par le typhus, des forêts inquiétantes où sourdent les voix des morts qui y ont été exécutés : "Nous avons traversé des forêts qui donnaient la sale impression que si l'on creusait un peu le sol marécageux, on mettrait à jour des charniers regorgeant de cadavres, suite au passage des Einsatzgruppen.", beaucoup de questionnements, mais aussi beaucoup de révolte face aux gardiens qui continuent de leur mener une vie d'enfer, certains le paieront d'ailleurs de leur vie : "Cinq salauds au bout d'une corde ... Pour l'exemple ! Et les autres avaient bien compris.".
Une nouvelle fois j'ai été émue par ce récit, par la douleur qui s'en dégage mais aussi par la justesse des propos de René Tardi et par la clairvoyance de ce dernier.
Ainsi, il dit à un jeune Jacques Tardi qui se représente aux côtés de son père sur les routes d'Allemagne sans doute l'une des plus importantes vérités de cette guerre : "Tu dis que je ne lis que des livres sur la guerre ... mais ce dont je te parle ce n'est pas de la guerre, mais d'une entreprise sans précédent dans l'histoire de l'humanité pourtant riche en atrocités ! L'anéantissement total des Juifs d'Europe et, on peut l'imaginer sans peine, une fois la victoire finale assurée - Adolf n'en doutait pas - l'extermination des "untermenschen" du monde entier, et aussi des handicapés physiques et mentaux "inesthétiques", dont "la vie ne méritait pas d'être vécue". De multiples organisations et bureaux fonctionnaires aux ordres, avaient établi des listes et fait circuler des trains bondés jusqu'aux chambres à gaz !".
Il a sans doute réussi à mettre le doigt sur l'une des raisons pour lesquelles la période de la Seconde Guerre Mondiale m'intéresse autant : le fait que ce qui s'y est passé est sans précédent dans l'histoire de l'Humanité.
Les dialogues entre René et Jacques Tardi sont rythmés et riches : l'un se raconte tandis que l'autre l'interroge, sans doute une chose que Jacques Tardi a peu voire pas pu du tout faire du vivant de son père; ces échanges sont également ponctués de repères historiques sur les événements qui se déroulaient dans le même temps, parfois à quelques kilomètres de là.
René Tardi est toujours aussi lucide sur la situation, la défaite de l'Allemagne : "L'Allemagne nazie qui avait réduit en esclavage et colonisé une grande partie de l'Europe était à son tour totalement envahie, occupée, humiliée, exsangue, sonnée et détruite, laissant les cadavres de 5,3 millions de soldats pour fertiliser les champs de bataille de Cherbourg à Stalingrad et de Memel à Tobrouk.", et sur la nature humaine.
Au-delà de l'énorme travail de recherches historiques fait par Jacques Tardi et sa femme, aidés d'un couple d'amis, pour retracer le parcours de son père, car parfois ses notes comprenaient des erreurs d'estimation ou de ville, l'auteur a également soigné la mise en forme de sa bande dessinée : utilisation exclusive du noir, du blanc et de nuances de gris pour décrire l'errance à travers l'Allemagne, il faut attendre la fin et le retour en France pour que la couleur refasse son apparition.
Et puis il y a le trait de crayon si reconnaissable de Jacques Tardi que j'apprécie beaucoup, surtout lorsqu'il raconte aussi bien et de façon aussi touchante l'histoire de son père.
A noter que les notes en fin de bande dessinée présentent d'un côté tout le travail de recherche effectué par Jacques Tardi ainsi que le pélerinage effectué avec sa femme et un couple d'amis pour retrouver ce qu'il reste du terrible Stalag IIB ainsi que pour refaire le chemin suivi par son père presque soixante dix ans en arrière; et de l'autre le ressenti de Dominique Grange, la femme de Jacques Tardi, elle-même fille d'un prisonnier de guerre qui n'en a que peu parlé sa vie durant mais qui en a été marqué à jamais et qui a eu beaucoup de mal à se réadapter à la vie civile.
Les prisonniers de guerre sont un peu les oubliés de ces personnes meurtries dans leur chair et dans leur âme de la Seconde Guerre Mondiale : raillés par les anciens combattants du fait de leur emprisonnement durant la guerre et moins bien voire pas reconnus comme victimes du régime nazi, ils trouvent avec cette bande dessinée une juste place dans la mémoire collective.
Parce qu'elle est écrite avec tout l'amour d'un fils pour son père, "Moi René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB - Mon retour en France" est une magnifique bande dessinée qui touche le lecteur au plus profond de son âme et, comme le laisse présager les derniers mots de la fin, un troisième tome est sans doute à venir !
Je remercie Babelio et les éditions Casterman pour l'envoi de cette bande dessinée dans le cadre de l'opération Masse Critique.
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