mercredi 3 juin 2015

Tous les matins du monde de Pascal Quignard


«Il poussa la porte qui donnait sur la balustrade et le jardin de derrière et il vit soudain l'ombre de sa femme morte qui se tenait à ses côtés. Ils marchèrent sur la pelouse. Il se prit de nouveau à pleurer doucement. Ils allèrent jusqu'à la barque. L'ombre de Madame de Sainte Colombe monta dans la barque blanche tandis qu'il en retenait le bord et la maintenait près de la rive. Elle avait retroussé sa robe pour poser le pied sur le plancher humide de la barque. Il se redressa. Les larmes glissaient sur ses joues. Il murmura : 
- Je ne sais comment dire : Douze ans ont passé mais les draps de notre lit ne sont pas encore froids.» (Gallimard)

Monsieur de Sainte Colombe n'est plus que l'ombre de lui-même depuis que sa femme bien-aimée est morte et refuse désormais quasiment tout contact avec le monde extérieur pour se consacrer à la grande passion de sa vie, la musique : "Sainte Colombe s'enferma chez lui et se consacra à la musique.".
Car Sainte Colombe est un grand musicien, sans doute le plus grand de son temps, et également un inventeur de talent puisqu'il révolutionne la viole pour en tirer une musique encore plus proche de l'âme humaine : "Un de ses élèves, Côme Le Blanc le père, disait qu'il arrivait à imiter toutes les inflexions de la voix humaine : du soupir d'une jeune femme au sanglot d'un homme qui est âgé, du cri de guerre de Henri de Navarre à la douceur d'un souffle d'enfant qui s'applique et dessine, du râle désordonné auquel incite quelques fois le plaisir à la gravité presque muette, avec très peu d'accords, et peu fournis, d'un homme qui est concentré dans sa prière.".
Sainte Colombe a aussi deux filles, Madeleine et Toinette, mais il s'en occupe peu hormis pour leur apprendre la musique et à jouer de la viole.
Car c'est cet instrument qui le définit le mieux et autour duquel tournera toute sa vie après le décès de sa femme : "Quand je tire mon archet, c'est un petit morceau de mon cœur vivant que je déchire.".
Mais comme il le dit lui-même si justement : "Tous les matins du monde sont sans retour.".

Avant de lire ce livre, j'avais vu il y a plusieurs années de cela l'adaptation cinématographique qui en a été faite, une réussite et un très beau film.
J'ai été surprise de constater à quel point cette adaptation était fidèle, à quelques détails près, à l'oeuvre originale et pourtant, je n'ai pas pris autant de plaisir à la lire qu'à la regarder.
Si l'absence de dialogue passe bien au cinéma il n'en est pas de même dans le livre or, c'est un roman contemplatif construit autour du mutisme de Monsieur de Sainte Colombe qui ne s'exprime qu'à travers la musique : "La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens elle n'est pas tout à fait humaine.".
La langue est belle, les réflexions autour de la musique sont intéressantes et le personnage de Monsieur de Sainte Colombe détonne quelque peu dans son attitude par rapport à l'époque, vivant en quasi reclus depuis la mort de sa femme pour ne pratiquer que la musique dans un quasi secret : "A mon avis, peu importe qu'on exerce son art dans un grand palais de pierre à cent chambres ou dans une cabane qui branle dans un mûrier. Pour moi il y a quelque chose de plus que l'art, de plus que les doigts, de plus que l'oreille, de plus que l'invention : c'est la vie passionnée que je mène.".
Ce qu'il qualifie de vie passionnée, ce sont des journées entières dédiées à son art, à la composition, à l'apprentissage de ses filles, et à des moments intimes partagés avec le fantôme de sa femme.
Et qu'importe l'arrivée du jeune Marin Marais, cela ne trouble pas Monsieur de Sainte Colombe, contrairement à ses filles toutes tourneboulées par l'arrivée d'un loup dans la bergerie.
Mais il est dur avec son élève, il ne l'épargne pas et finit par le chasser : "Quittez à jamais la place, Monsieur, vous êtes un très grand bateleur. Les assiettes volent au-dessus de votre tête et jamais vous ne perdez l'équilibre mais vous êtes un petit musicien.", trop tard : le mal est fait.
C'est vraiment bien écrit, mais cela manque de rythme, cruelle ironie pour un roman traitant de la musique, et la courte histoire se dévide sur un mince fil qui n'a pas su me séduire complètement.
J'ai apprécié la trame romanesque bâtie autour de ces deux personnes ayant réellement existé, je me suis intéressée à toutes les réflexions portant sur la musique, il est vrai que la plume de Pascal Quignard est agréable, mais j'ai lu le tout avec un regard détaché car à aucun moment je n'ai pu m'attacher aux personnages ni vibrer avec eux, alors que ce n'est pas le souvenir que je garde du film qui vit beaucoup plus, grâce à l'interprétation des acteurs.

Parfois, mieux vaut rester sur l’adaptation cinématographique que découvrir l'oeuvre originale, c'est en tout cas mon sentiment après avoir achevé "Tous les matins du monde" de Pascal Quignard, une lecture qui m'a laissée mi-figue mi-raisin et qui n'a pas réussi à me faire vibrer.

Livre lu dans le cadre du Club des Lectrices


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