mercredi 24 décembre 2014

Ces instants-là de Herbjørg Wassmo


Elle grandit dans le nord de la Norvège, entre une mère insaisissable mais présente, une petite sœur qu’elle protège, un père qu’elle méprise avant de le haïr. Elle n’est pas coupable du mal qu’il lui fait. Puis elle aime le rock, la danse, les mains de l’apprenti électricien. Elle surnage face à la honte, part à la ville étudier. Son père est loin, c’est bien, mais son jeune fils aussi est loin. Elle lit, et brave son silence dans l’écriture. Elle se marie, publie, devient écrivain. Se bat pour sa liberté et son droit à vivre comme elle le souhaite. Avec pudeur et sans fard, Herbjørg Wassmo raconte ce qui fait une vie, en la présence majestueuse du Grand Nord. (Gaïa Editions)

Elle, c'est la narratrice, sans nom, sans visage mais pas sans personnalité.
Elle se raconte : sa famille, sa mère insaisissable, son père qu'elle hait et qu'elle voudrait oublier : "Son père est une ombre qu'elle essaie toujours de gommer, mais ça ne marche pas.", son fils, né d'une rencontre éphémère avec un électricien.
"Probablement suis-je ainsi faite que je glisse le bonheur dans ma poche quand je mets la main dessus, mais oublie de le ressortir pour le regarder.", ainsi est-elle faite et va sa vie : la honte, les études à la ville loin de son fils, qui lui manque, la rencontre avec cet homme, qu'elle épouse, leur vie commune avec le fils et la fille qui bientôt naîtra, leur vie quotidienne d'instituteurs, et puis sa passion de la lecture, l'écriture, et enfin le succès avec la publication d'un premier roman qui s'attire les critiques les plus élogieuses, puis un deuxième, un troisième, une nouvelle vie qui se reconstruit autour de l'écriture.
Elle est dure avec elle-même, sans doute trop, s'obstine à ne pas voir ce qui ne va pas chez les autres, à commencer par son mari, mais même si au fond elle le sait et le devine, elle continue d'agir comme si de rien n'était, parce que c'est ainsi qu'elle a été élevée, dans ce Grand Nord si majestueux mais si rude.
Mais elle est aussi lucide avec elle-même et sait que les mots ne pourront pas tout faire, jamais : "Elle sait bien ce qu'il y a de pire. Ce ne sont pas les mots qu'elle écrit ni ceux qu'elle n'arrive pas à apprendre par cœur dans un manuel. Le pire, ce sont les mots qui ne pourront jamais être dits, et donc jamais écrits. C'est la destruction même. Ce qui jamais ne passe.".

J'ai découvert Herbjørg Wassmo avec le splendide "Livre de Dina", voici que je la retrouve ici sous une autre facette, plus personnelle que celle sous laquelle j'ai pu la découvrir, mais le style est là, inchangé, toujours aussi magnifique et percutant.
Mon cœur a longtemps balancé, et balance toujours, pour savoir la nature exacte de ce livre : à quel point est-il autobiographique ? Et romancé ?
Sans doute autant l'un que l'autre mais le fond y est, la beauté aussi.
Je me suis laissée emportée par le style inimitable de l'auteur, l'art de l'ellipse qu'elle manie fort habilement et toujours à propos, son urgence d'écrire ce qu'elle a à dire, ce qu'elle ne sait pas et qu'elle cherche désespérément : "En écrivant, elle cherche à explorer ce qu'elle ne comprend pas dans la vie; dans la vie, elle se laisse décontenancer et oublie toute référence à la réalité.".
Elle mène dans ce roman une réflexion intéressante sur le processus créatif, sur ce qui pousse un auteur à écrire, les raisons pour lesquelles il le fait et les personnages qui viennent le hanter et deviennent comme une deuxième famille pour lui.
Car ici, Herbjørg Wassmo est habitée littéralement par ses personnages, ils finissent par la guider dans ses choix de vie et j'ai assez aimé ce côté fantasmagorique qui donne une autre dimension un peu surréaliste à l'histoire, à l'image des paysages et de la rude nature de la Norvège qu'elle décrit.
J'ai également été frappée par le peu de concessions qu'elle se fait vis-à-vis d'elle-même, ou de son double romancé, elle ne s'épargne pas à tel point que j'en ai ressenti de la douleur pour elle : "Sa vie a toujours été fiasco et douleur. N'est-elle pas ainsi construite ? N'est-elle pas quelqu'un qui démolit toutes les chances qui pourraient se présenter en pensant et en agissant de façon destructive ?".
J'ai eu la sensation tout au long de ma lecture que ce roman était une mise à nu de Herbjørg Wassmo, mais loin d'être impudique il offre au contraire la vision d'une femme qui a vécu, qui s'est forgée de ses propres mains son destin et qui vit aujourd'hui libérée de toute chaîne, de toute entrave, qui n'a eu de cesse de se battre pour sa liberté et pour vivre comme elle l'entendait, une belle ode à la liberté en somme.

"Ces instants-là" de Herbjørg Wassmo fait partie de ces romans difficilement qualifiables d'un point de vue littéraire mais qui habitent autant l'auteur qui l'a rédigé que le lecteur, un instant de lecture rare qui remue au plus profond de l'âme.

Livre lu dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire de Price Minister

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