Les deux premiers volumes de Mattéo forment un tout cohérent et indissociable, qui ont conduit Mattéo des tranchées de la guerre à Saint- Pétersbourg, au moment où se déclenche la révolution russe. Le troisième tome, se déroule entièrement en août 1936. Dix-huit ans après la fin du tome 2. Mais que s’est-il passé, pour les principaux protagonistes de cette saga, pendant ces dix-huit ans ? Comment Mattéo a-t-il vécu ses années de bagne, auxquelles il a été condamné ? Comment Juliette, après le suicide de Guillaume, élève-t-elle son fils Louis ? Qu’est devenue Léa, la belle bolchevik ? Et Amélie, l’infirmière amoureuse de Maupassant ? Et Paulin, l’ami de Mattéo, sommelier aveugle et militant communiste ? Et la mère de Mattéo, a-t-elle survécu à la condamnation pour désertion de son fils ? (Futuropolis)
Jean-Pierre Gibrat et moi nous nous sommes rencontrés, littérairement parlant, il y a quelques années déjà avec la très belle couverture du premier tome du "Vol du corbeau" qui avait attiré mon regard.
Puis j'ai lu "Le sursis", j'ai adoré.
J'ai donc ré-itéré avec "Le vol du corbeau".
Et là, je me suis rendue compte que j'étais tombée éperdument et définitivement sous le charme de cet auteur, de ces dessins ressemblant à s'y méprendre à des aquarelles et de ses personnages au grand cœur auxquels on s'attache si facilement.
Il était donc tout naturel que je m'intéresse à la nouvelle grande saga littéraire de cet auteur : Mattéo.
Prévue en cinq volumes, cette série regroupe dans cette intégrale le premier cycle, à savoir la première époque 1914-1915 et la deuxième 1916-1917.
Mattéo est fils d'un anarchiste espagnol, il vit à Collioure avec sa mère veuve, travaille dans l'exploitation vinicole des De Brignac, est amoureux de Juliette.
Quand la Première Guerre Mondiale se déclenche, Juliette ne parle plus que de mobilisation et n'a de mots que pour Guillaume, le fils des De Brignac.
Mattéo en tant qu'espagnol ne fait pas partie des appelés, pas comme son ami Paulin qui va y laisser ses yeux, il ne trouve plus grâce aux yeux de Juliette et va alors s'engager volontaire dans cette guerre, mais il va très vite déchanter : "La guerre, quand elle est arrivée dans les maisons, les premières heures, faut être honnête, elle a charmé son monde comme un chiot dans son petit panier tricolore, mais elle a mal grandi, la bestiole ! On imaginait qu'elle nous ramènerait la victoire dans la gueule, en gardant le poil propre et le fusil en bandoulière ! On s'était gourés de clébard !".
Il pensait naïvement reconquérir Juliette, celle-ci ne lui enverra que son silence : "Les lettres, c'est un peu comme les obus, on les attend plus et elles vous tombent dessus ... et elles vous découpent le cœur en morceaux, sans faire de bruit, on s'en doute pas en les ouvrant.".
Jean-Pierre Gibrat avait plutôt habitué le lecteur à traiter de la Seconde Guerre Mondiale, ici il traite avec brio de la Première, montrant par l'image et le choix des couleurs toute la violence et l'horreur de celle-ci, avec en trame narrative la voix de Mattéo.
L'évolution du personnage de Mattéo est intéressante : engagé pour l'amour de Juliette il va vite déchanter et perdre ses illusions : non seulement Juliette ne s'intéresse plus à lui, mais la guerre est bien plus sanglante et meurtrière que ce qu'il aurait pu imaginer.
Loin d'être auréolé de gloire, il se retrouve à devoir obéir à des ordres absurdes et ne trouvera son salut qu'en partant à l'arrière après une blessure.
Son chemin croisera alors celui d'Amélie, une infirmière amoureuse de Guy de Maupassant, un très beau personnage qui redonnera une forme d'espoir à Mattéo.
Mais le chemin de Mattéo ne s'arrête pas aux tranchées : il déserte et part alors en Espagne, avant de partir en Russie en pleine révolution.
Après les tranchées de 1914-1915 et l'Espagne, Mattéo revient brièvement à Collioure, l'occasion de revoir Juliette, avant de partir pour la Russie, plus précisément Saint-Pétersbourg alors que la révolution bat son plein.
Il part avec Gervasio, un ami de son père et exalté par la révolution russe, tandis que Mattéo est plus réservé.
En tant que photographe, il doit immortaliser les grands moments de cette révolution enfin, ceux pour lesquels il est autorisé à prendre des photos, la misère, les pendaisons, les règlements de compte, il ne faut pas que ces images sortent de Russie.
Mattéo, loin d'épouser les idées de cette révolution et d'admirer Lénine, se rend compte de la misère et de la poudre aux yeux jetés par les révolutionnaires sur les perspectives d'un monde meilleur : "La misère russe, j'ai pas connu plus noir. Si, dans les tranchées bien sûr, mais là, elle avait bouffé l'arrière.Un morceau de pain ou de charbon se payait le prix fort, en heures d'attente surtout. Elles y dépensaient leurs nuits, les femmes, soudées par le froid, en troupeau ou en chapelet, la longueur du trottoir décidait. Des chaudières de colère, comme de petites cheminées, leurs nez rougis par le froid crapotaient du givre révolutionnaire, un nuage sur toute la ville.".
Mattéo traverse l'Histoire sans se soucier plus que cela de l'évolution du monde, il est désabusé et ne croit plus vraiment en la nature humaine.
En cela et en d'autres points, il est proche d'Amélie, qu'il retrouve d'ailleurs à Paris et à qui il raconte la nouvelle déception procurée par Juliette : "On peut passer une nuit avec quelqu'un sans partager ses rêves.", ainsi que celle de la révolution bolchevique.
Mattéo est décidément un héros comme je les aime : imparfait, fonceur, malheureux, en quête perpétuelle d'un bonheur qui lui paraît si simple et qui se révèle inaccessible ou presque.
Il est désabusé et ne croit plus en rien, ce qui le pousse à se dénoncer à la fin en tant que déserteur.
Il pensait finir au peloton d'exécution, c'est au bagne qu'il ira casser des cailloux : "J'avais fait une belle connerie. En me dénonçant, j'espérais peu de choses, juste le bénéfice d'un peloton d'exécution radical, pour solder ma petite existence accumulant les naufrages.".
Jean-Pierre Gibrat réussit à donner corps à son récit à travers un personnage charismatique : Mattéo.
Il arrive aisément à mêler la petite histoire avec la grande, à faire vivre au lecteur les événements de l'intérieur, sous le regard lucide de Mattéo.
Que ce soit la Grande Guerre ou la révolution russe, Jean-Pierre Gibrat a l'art de manier son scénario avec ses dessins toujours criants de vérité.
Il dessine aussi bien l'enfer des tranchées que l'enfer de l'hiver russe, avec des dessins tenant plus de l'aquarelle, pour le plus grand plaisir des yeux.
Et même si Mattéo a tendance à ressembler à ses précédents héros masculins, Jean-Pierre Gibrat a su trouver une diversité physique pour ses personnages, masculins comme féminins.
Ici point de copie d'un personnage à l'autre, chacun a son style bien reconnaissable et c'est en ça que je trouve que Jean-Pierre Gibrat a vraiment évolué et mûri, livrant ici l'une de ses plus grandes réussites.
"Mattéo" est une série pleine de promesses tenues qu'il me tarde d'achever tant elle montre toute l'étendue du talent de Jean-Pierre Gibrat, une valeur sûre de la bande dessinée et un auteur qui arrive chaque fois à me toucher profondément avec ses histoires et sa plume si admirable.
A découvrir de toute urgence !