samedi 15 mars 2014

L'invention de nos vies de Karine Tuil


Sam Tahar semble tout avoir : la puissance et la gloire au barreau de New York, la fortune et la célébrité médiatique, un « beau mariage »… Mais sa réussite repose sur une imposture. Pour se fabriquer une autre identité en Amérique, il a emprunté les origines juives de son meilleur ami Samuel, écrivain raté qui sombre lentement dans une banlieue française sous tension. Vingt ans plus tôt, la sublime Nina était restée par pitié aux côtés du plus faible. Mais si c’était à refaire ? 
À mi-vie, ces trois comètes se rencontrent à nouveau, et c’est la déflagration… 
« Avec le mensonge on peut aller très loin, mais on ne peut jamais en revenir » dit un proverbe qu’illustre ce roman d’une puissance et d’une habileté hors du commun, où la petite histoire d’un triangle amoureux percute avec violence la grande Histoire de notre début de siècle. (Grasset)

C'est une version intéressante et revisitée de Jules et Jim que propose Karine Tuil à travers ce roman.
Samuel et Nina sont ensemble et étudiants, ils se lient d'amitié avec Samir qui tombe amoureux de Nina, ces deux là se mettent ensemble le temps d'une absence de Samuel, mais lorsque ce dernier revient il ravie par un odieux chantage Nina à Samir et se la réapproprie.
Vingt années passent, Samuel et Nina s'embourbent dans une vie plutôt médiocre, sans enfant et sans avenir dans une banlieue parisienne désenchantée, ils découvrent un beau jour à la télévision que Samir mène une vie dorée à New York en étant un avocat reconnu, marié à la fille unique d'un homme détenant un empire, et surtout que pour se faire un nom, Samir s'est approprié la biographie et le passé de Samuel.
Samuel pousse alors Nina à recontacter Samir, sacrifie sa femme dans un jeu malsain pour voir si cette fois-ci encore elle lui reviendra, en somme, comme le dit la chanson, tous deux sont repartis dans le tourbillon de la vie et ont continué à tourner tous les deux enlacés, jusqu'à ce qu'un grain de sable vienne enrayer la machine et la stopper nette.

"Il y a quelque chose de profondément tragique, qui dit la fragilité humaine, dans la fréquentation d'un être dont la sensibilité exacerbée commande le rapport au monde, la place sociale, un être à vif, un cobaye dont la société teste la résistance à la brutalité.".
A n'en pas douter, il y a quelque chose de tragique dans la destinée de Nina, condamnée à aimer deux hommes qui la détruiront chacun à leur tour, deux formidables exemples de perversion narcissique.
La trame de ce roman est d'ailleurs bâtie en grande partie sur ce trait psychologique commun aux deux personnages masculins, à la toute fin il n'en restera qu'une Nina lessivée et essorée par la vie, un Samir broyé et rattrapé par son mensonge et un Samuel auréolé de gloire par son succès en écriture mais profondément seul dans sa vie.
"L'écriture n'est qu'une façon comme une autre de conquérir et de conserver une place sociale.", Samuel l'apprendra à ses dépens en connaissant la gloire avec vingt ans de retard mais sera seul et ne pourra la partager avec personne.
Il a joué, il a tout perdu, il a détruit à la fois son couple et la femme qu'il prétendait aimer en la poussant dans les bras de son ancien amant et dans un système amoureux pervers : "L'agressivité comme ressort érotique. L'hostilité comme combustible du désir. Ils n'avaient trouvé que ça, pour durer.".
Si Samir donne l'apparence d'être un roc que rien ne peut ébranler, ni les événements ni son passé : "Rien de ce qu'ils avaient vécu ne semblait l'avoir affecté, comme un homme qui, rescapé d'un effroyable carambolage, sort indemne d'un véhicule en feu quand l'autre passager est mort sur le coup.", il n'est somme toute pas si indemne que cela puisqu'il a dû mentir pour arriver là où il en est aujourd'hui, mentir sans cesse jusqu'à s'enferme dans le mensonge et se mettre à y croire.
Qu'il s'agisse de Samuel ou de Samir, chacun a une revanche à prendre sur la vie et beaucoup trop d'amertume dans le cœur : pour Samuel, c'est le fait d'avoir raté sa vocation d'écrivain et d'avoir échoué comme éducateur social en banlieue, tout cela parce qu'à la base il a rejeté ses parents et ses origines; pour Samir, c'est le fait d'avoir caché ses origines pour arriver à ses fins, parce qu'il estimait qu'elles étaient un frein à son ascension sociale, à son besoin désespéré de reconnaissance.
Dans le fond, ce qui lie ces deux personnages masculins est leur quête éperdue d'amour et de reconnaissance, à la différence que Samuel y arrivera peut-être mais avec vingt ans de retard tandis que Samir devra en payer le prix fort dans un New York traumatisé par les attentats du 11 septembre 2001 et plus généralement dans une Amérique qui ne supporte pas le mensonge.
Quant à Nina, elle a fini par être usée par ces deux hommes qui l'ont tour à tour mal aimée et peu respectée, à tel point qu'elle finit en poupée de chiffon manipulable par n'importe qui n'importe comment : "Et elle se laisse faire alors qu'elle devrait le repousser, elle ne réplique rien - cette docilité soudaine, cette forme inattendue de placidité, c'est l'expression la plus terrible du détachement.".
Elle a aimé Samuel dans une vie moyenne de banlieusarde, elle s'est transformée en poule de luxe à la disposition de son amant dans un appartement luxueux de Manhattan, ne profitant de New York que derrière les grandes fenêtres de son appartement et les trop rares excursions dans son quartier.
Dans cette histoire, les vraies victimes ne sont pas les hommes mais bien les femmes, qu'il s'agisse de Nina ou de la mère de Samir, elles finissent par être broyées par les hommes qu'elles aiment, qu'il s'agisse d'un compagnon ou d'un fils.
L'écriture de Karine Tuil est dans l'urgence, accumulant les mots et les listes, ponctuant son récit de notes de bas de page présentant de courtes biographies des personnages rencontrés, toujours à l'imparfait comme si toutes ces personnes étaient vouées à avoir réussi leur vie ou à le regretter, tout est soit blanc ou soit noir mais il n'y a jamais de gris, à l'image des trois personnages principaux qui sont entiers et passent d'un extrême à l'autre.
Seule la fin en queue de poisson vient quelque peu entacher l'ensemble jusque-là réussi et mené de plume de maître.

"L'invention de nos vies", servi par la plume effrénée de Karine Tuil, est un récit haletant qui rappelle au lecteur que l'important n'est pas de rêver ou s'inventer sa vie sous peine d'éprouver des regrets et de profondes déceptions mais bien de la vivre au jour le jour et d'en profiter pleinement chaque instant.

Livre lu dans le cadre du Prix Océans



Livre lu dans le cadre du Challenge New York 

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