lundi 2 avril 2012

Photo de groupe au bord du fleuve d'Emmanuel Dongala


Ce matin, quand Méréana se réveille, elle sait que la journée qui l'attend ne sera pas comme les autres. Elles sont une quinzaine à casser des blocs de pierre dans une carrière au bord d'un fleuve africain. Elles viennent d'apprendre que la construction d'un aéroport a fait considérablement augmenter le prix du gravier, et elles ont décidé ensemble que le sac qu'elles cèdent aux intermédiaires coûterait désormais plus cher, et que Méréana serait leur porte-parole dans cette négociation. L'enjeu de ce qui devient rapidement une lutte n'est pas seulement l'argent et sa faculté de transformer les rêves en projets - recommencer des études, ouvrir un commerce, prendre soin de sa famille... Malgré des vies marquées par la pauvreté, la guerre, les violences sexuelles et domestiques, l'oppression au travail et dans la famille, les "casseuses de cailloux" découvrent la force collective et retrouvent l'espoir. Cette journée ne sera pas comme les autres, c'est sûr, et les suivantes pourraient bien bouleverser leur existence à toutes, à défaut de changer le monde. Par sa description décapante des rapports de pouvoir dans une Afrique contemporaine dénuée de tout exotisme, Photo de groupe au bord du fleuve s'inscrit dans la plus belle tradition du roman social et humaniste, l'humour en plus. (Actes Sud)

Méréana, comme toutes ses compagnes d'infortune du chantier, a eu son lot de misères dans sa vie.
Sa soeur est morte du sida, puis elle s'est séparée de son mari aujourd'hui ministre car elle avait perdu toute confiance en lui après avoir vu ce qu'il était arrivé à sa soeur, ne doutant pas que la contamination venait du mari de celle-ci, en plus de ses deux garçons elle élève la petite fille de sa soeur et la voilà aujourd'hui réduite à casser des cailloux pour gagner sa vie.
Mais voilà, ce matin-là, elle sait que plus rien ne sera jamais pareil et qu'aujourd'hui ne sera pas une journée ordinaire sur le chantier.

Ensemble, toutes ces femmes vont refuser de continuer à vendre leur sac de cailloux dix mille francs mais vont exiger vingt mille francs, espérant en obtenir quinze mille francs, car elles ne supportent plus de se faire spolier par des hommes qui gagnent de l'argent sur leur dos alors qu'elles arrivent à peine à subvenir à leurs besoins :"Quand ils nous battent au foyer, nous ne disons rien, quand ils nous chassent et prennent tous nos biens à la mort de nos maris, nous ne disons rien, quand ils nous paient moins bien qu'eux-mêmes, nous ne disons rien, quand ils nous violent et qu'en réponse à nos plaintes ils disent que nous l'avons bien cherché, nous ne disons toujours et aujourd'hui ils pensent qu'en prenant de force nos cailloux, encore une fois, nous ne dirons rien. Eh bien non ! Cette fois-ci ils se trompent ! Trop, c'est trop !", d'autant que le chantier de l'aéroport est un formidable argument pour appuyer leur demande : puisqu'ils ont tant besoin de cailloux, ils finiront par céder.
Mais très vite, et comme c'est bien souvent le cas en Afrique, ce conflit mineur dégénère en drame : l'une des ouvrières mère de deux enfants en bas âge est mortellement touchée.
Et c'est tout le système politique qui se mêle à ce conflit : de la ministre de la Femme et des Handicapés, au ministre de l'Intérieur à la femme du Président, car dans le même temps le pays s'apprête à accueillir la réunion des femmes de chef d'Etat de tout le continent africain qui fête son dixième anniversaire.
Au final, ces femmes réussiront à obtenir gain de cause sans toutefois changer le monde de par leur action, mais elles en ressortiront grandies, plus fortes, et avec de l'espoir : "elles savent maintenant que la vie offre d'autres alternatives pour manger, s'habiller et se soigner que de casser la pierre."

Méréana, le personnage principal, est une femme instruite qui n'aurait jamais dû se retrouver à casser des cailloux.
Tous les matins, elles écoute les nouvelles à la radio, et elle s'indigne lorsqu'elle entend que dans un autre pays une jeune fille a été lapidée après avoir été violée : "Deux fois punie, une fois parce que violée et une deuxième fois parce que lapidée. La simple raison ? Elle était née femme ! Au secours, les hommes sont devenus fous. Dieu, ces hommes qui jettent des pierres prétendent le faire en ton nom : si tu ne les arrêtes pas, si tu laisses ce rime ignoble impuni, c'est que toi aussi tu es devenu fou comme eux."
Elle réfléchit aussi beaucoup, particulièrement sur la condition des femmes en Afrique et en mêlant sa propre histoire avec les confessions qu'elle recueille d'autres femmes, elle en arrive à penser que l'Afrique est sans nul doute le pire endroit sur Terre pour une femme : "Ce fut sur ces mots que vous vous séparâtes ce jour-là alors que dans ta tête tu te demandais, en te référant à ce que toi aussi tu avais vécu, s'il y avait pire endroit pour une femme sur cette planète que ce continent qu'on appelle Afrique."
Mais voilà, la vie lui a tracé un tout autre destin que celui d'une épouse aimante au foyer attendant le soir le retour de son mari, et elle va donc se retrouver à partager le quotidien de femmes au vécu différent du sien mais avec comme point commun d'avoir toutes beaucoup souffert dans leur vie.

Le personnage de Méréana est très fort et très attachant, c'est la femme la plus instruite et ce n'est pas innocemment qu'elle est désignée à l'unanimité par les femmes du chantier pour être leur porte-parole.
Avec sa force de caractère et une sagesse qu'elle puisera dans le souvenir de sa soeur, elle finira par s'attirer le respect de tous, à commence par la ministre de la Femme et des Handicapés, et pourquoi pas, trouvera l'amour au bout du chemin.
Mais ce qui est encore plus fort, c'est l'osmose entre toutes ces femmes qui ont eu des vies marquées par la misère, la guerre, les violences sexuelles et domestiques, le poids des traditions et de la famille, l'abandon; et qui finissent par s'unir pour apprendre que toutes ensemble elles sont plus fortes et qu'elles peuvent réussir à obtenir quelque chose dans la vie.
Derrière l'histoire narrée dans ce livre s'esquisse l'espoir, pour toutes ces femmes et plus généralement pour les femmes africaines, et indirectement aussi pour le lecteur.
Comme quoi, même sans instruction et en étant de simples "casseuses de cailloux", on peut finir par concrétiser des projets et se créer une nouvelle vie.
L'autre point fort de ce roman, c'est la description sans concession que fait l'auteur du système politique complètement gangrené dans cette Afrique qui n'a plus rien d'une image de carte postale ou de guide touristique.
Si l'auteur est sans pitié, l'histoire l'est tout autant, et si j'ai été déstabilisée au début par une narration à la deuxième personne du singulier quelque peu hésitante, j'ai vite fini par être happée par l'histoire et à vouloir connaître la suite et le dénouement de cette aventure qui se conjugue quasi exclusivement au féminin.
L'auteur, outre le système politique, y décrit également de façon assez précise le mode de vie et les coutumes, ainsi je retiens l'expression du "deuxième bureau" désignant les maîtresses des hommes mariés.
Après la lecture du livre "Une si longue lettre" de Mariama Bâ, que Méréana évoque d'ailleurs au début du récit, "Photo de groupe au bord du fleuve" apporte une description plus proche de notre époque de la vie domestique en Afrique, mais contient également des passages faisant sourire ainsi que des drames, et j'avoue avoir été particulièrement touchée émotionnellement par le vécu de certaines des femmes du chantier.
Ce roman est de plus assez visuel alors que paradoxalement il ne contient pas beaucoup de description, cela est dû à mon avis au style narratif qui finit par impliquer le lecteur à l'histoire et lui donne l'illusion d'y assister en tant que spectateur.
Le style narratif est à lui seul une forme de mise en scène, mais il est aussi question à plusieurs reprises dans le livre d'une autre forme de mise en scène, par la photographie.
Le titre du livre n'est pas anodin, à plusieurs reprises toutes ces femmes vont se photographier ensemble sur le chantier, pour garder une trace et un souvenir de leur lutte.
D'ailleurs, à la toute fin du livre, Zizina, la fille d'une des femmes du chantier, demandera à Méréana comme souvenir "une photo de groupe au bord du fleuve", ainsi les presque dernières lignes du livre résonnent comme un écho à son titre.

"Photo de groupe au bord du fleuve" est un livre qui m'a beaucoup touchée et qui apporte un éclairage sans concession ni fioriture sur l'Afrique contemporaine.
C'est une illustration parfaite du roman social et humaniste, entremêlant drame et humour dans une histoire qui prend le lecteur aux tripes et au coeur.

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