«Ceux-là viennent de Moscou et ne savent pas où ils vont. Ils sont nombreux, plus d’une centaine, des gars jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras veineux le regard qui piétine, le torse encagé dans un marcel kaki, allongés sur les couchettes, laissant pendre leur ennui résigné dans le vide, plus de quarante heures qu’ils sont là, à touche-touche, coincés dans la latence du train, les conscrits.» Pendant quelques jours, le jeune appelé Aliocha et Hélène, une Française montée en gare de Krasnoïarsk, vont partager en secret le même compartiment, supporter les malentendus de cette promiscuité forcée et déjouer la traque au déserteur qui fait rage d’un bout à l’autre du Transsibérien. Les voilà condamnés à fuir vers l’est, chacun selon sa logique propre et incommunicable. (Verticales Phase Deux)
Avec "Tangente vers l’est",
Maylis de Kerangal met en place un huis clos se déroulant dans un train
mythique : le Transsibérien, entre un homme et une femme ne parlant pas la
même langue et ne communiquant entre eux que par signes.
Entre Aliocha et Hélène, c’est une
relation de cohabitation qui se développe dans l’espace restreint d’un
compartiment du Transsibérien : "La ligne mythique : deux rails en
forme de ligne de fuite qui la conduiraient jusqu'au Pacifique. La piste de la
liberté qui donnait sur l'océan.".
Lui prend le chemin de la Sibérie
pour y faire son service militaire et ne cherche qu’à y échapper, elle fuit son
amant russe rencontré en France pour rentrer chez elle.
Aussi improbable que cela puisse paraître,
ces deux êtres que tout oppose vont nouer une relation de complicité et vont
s’entre-aider tout au long de leur trajet vers l’est : "La seule chose qu'il sait, c'est qu'à l'instant où les deux femmes ont frappé à la porte, elle est passée dans son camp, à la seconde où elle a ouvert pour leur faire vérifier qu'elle était bien seule, à cette seconde-là, elle est devenue sa complice. Elle ne sait peut-être même pas pourquoi elle a fait ça, peut-être par jeu, pour jouer le jeu. Mais elle n'a pas agi sous la menace, il en est certain : elle, c'est une autre histoire, il ne sait pas laquelle mais c'est autre chose."
Comme eux, le lecteur avance de
Moscou à Vladivostok, vit au rythme des arrêts du train et des paysages russes,
tremble avec Aliocha lors de la traque de l’armée russe pour le retrouver et
suit avec un certain intérêt ce jeu de cache-cache dans un train.
Le style d’écriture de Maylis de
Kerangal est, tout comme dans son précédent roman "Naissance d’un
pont", brut, percutant, mêlant des moments de poésie à d’autres plus
familiers.
C’est là une façon de traduire les
sentiments qui habitent les personnages et d’essayer de mettre le lecteur en
plein cœur de son récit.
Je dis bien essayer, car pour ma part
si j’ai été emballée par ce périple et par l’interaction des deux personnages,
j’ai tout de même eu la sensation tout au long de ma lecture de ce court roman
d’avoir un pied dans le train et l’autre sur le marchepied.
"Tangente vers l’est" est
une épopée ferroviaire intimiste effleurant l’âme russe et transportant le
lecteur de Moscou à Vladivostok dans un style percutant propre à Maylis de
Kerangal, un voyage qui ne se refuse pas et s’effectue, au contraire, hors des
sentiers battus touristiques pour proposer une autre vision de la Russie.
Livre lu dans le cadre du Prix Océans
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