dimanche 22 novembre 2015

Le fils de Saul de László Nemes



Octobre 1944, Auschwitz-Birkenau.
Saul Ausländer est membre du Sonderkommando, ce groupe de prisonniers juifs isolé du reste du camp et forcé d’assister les nazis dans leur plan d’extermination. Il travaille dans l’un des crématoriums quand il découvre le cadavre d’un garçon dans les traits duquel il reconnaît son fils. Alors que le Sonderkommando prépare une révolte, il décide d’accomplir l’impossible : sauver le corps de l’enfant des flammes et lui offrir une véritable sépulture. (AlloCiné)


C'est quand ce film a été primé à Cannes que je m'y suis intéressée de très près, d'autant plus lorsque j'ai su de quoi il était question.
Je savais en pénétrant dans la salle de cinéma que ce que j'allais voir était tout sauf joyeux, que j'allais pénétrer dans l'horreur, dans l'abomination, dans l'une des pires créations de l'Homme, si ce n'est la pire : l'usine à déshumaniser, l'usine de la mort qu'était Auschwitz-Birkenau.
Je préviens : âme sensible s'abstenir, on ne ressort pas indemne de ce film.
C'est un choc, un véritable choc. Je ne suis pas ressortie indemne de cette séance.


La première chose qui m'a frappée, et qui a certainement frappé toutes les personnes l'ayant vu, c'est la mise en scène, la parfaite maîtrise de celle-ci.
Le film s'ouvre sur un plan flou, pendant quelques instants on se demande s'il n'y a pas un problème en salle de projection, mais non, petit à petit un personnage s'approche de la caméra, son visage n'est pas flou, on ne voit même que lui, comme s'il n'y avait que lui.
Ce personnage, le spectateur ne le sait pas encore, c'est Saul Ausländer, celui qui va être sa porte d'entrée dans l'univers de mort d'Auschwitz-Birkenau, celui qui va être ses yeux et dont il va découvrir l'histoire.
Saul Ausländer fait partie des Sonderkommando, ces hommes choisis par les SS pour accompagner les convois vers les chambres à gaz, extraire les cadavres, les brûler et aller jeter les cendres au fond d'un lac.
Ces hommes qui savaient le secret d'Auschwitz-Birkenau et dont la durée de vie ne dépassait pas quelques mois, eux aussi finissaient par y entrer, dans ces chambres à gaz, pour qu'ils ne parlent pas et qu'ils disparaissent comme les autres, par la fumée et dans la cendre.
Il y a du monde, beaucoup de monde, c'est un convoi qui vient d'arriver. 
Les chiens aboient, les SS hurlent des ordres, c'est l'angoisse qui nous étreint le cœur et les tripes.
Pendant cet instant, le spectateur a la sensation de toucher du doigt, surtout des oreilles, 
Saul encadre ces gens, les emmène, les conduit jusqu'à la chambre à gaz. 
Il y a une forêt de bouleaux, cette forêt de bouleaux, il fait presque beau, il n'y a plus de neige au sol.
Saul ne leur parle pas, il ne leur dit rien.
Lui sait ce qui les attend, le spectateur aussi, mais ces gens-là, eux, ne le savent pas.
Il y a les voix des Allemands, ceux qui leur disent de se dépêcher, qu'après la douche ils auront une soupe et du café, qu'ils vont avoir besoin de main-d'oeuvre spécialisée, qu'il faut qu'ils se signalent s'ils sont charpentiers, maçons, et surtout, qu'il faut qu'ils se souviennent du numéro de crochet sur lequel ils ont accroché leurs vêtements.
La foule est massée dans la douche, les portes se ferment sur eux et ce sont des cris, des pleurs.
Saul décroche les affaires, il fouille les poches, dans un quasi silence les membres du Sonderkommando travaillent, font leur petit trafic, préparent quelque chose.
Puis vient le silence.
Les portes se rouvrent sur des tas de cadavres, Saul nettoie, frotte, astique le sol de ces pièces pour préparer l'arrivée du convoi suivant tandis que les cadavres sont emmenés aux fours crématoires.
Et puis, un autre convoi arrive, et tout recommence.
Ce n'est pas par la vue mais par le son que László Nemes confronte le spectateur à l'usine de mort d'Auschwitz-Birkenau.
C'est terrifiant, c'est assourdissant.
Le travail sonore sur ce film est tout simplement prodigieux, c'est un acteur à part entière qui restera présent pendant tout le film.
C'est aussi très angoissant, à tel point que le spectateur regarde ce film dans un silence religieux, quasi incapable de penser, uniquement d'enregistrer ce qu'il voit et de suivre le parcours de Saul.


Parmi les cadavres, il y a celui d'un jeune garçon.
En lui, Saul croit reconnaître son fils.
Il décide de voler le cadavre, de ne pas le laisser partir avec les autres aux crématoires afin de lui offrir une sépulture décente.
A partir de ce moment-là, Saul bascule dans une forme de folie qui ne le quittera plus.
Est-ce réellement son fils ? A-t-il simplement un fils ? Pourquoi ce cadavre plus qu'un autre ?
Autant de questions qui resteront sans réponse.
Faut-il de toute façon y apporter une réponse ?
Saul était déshumanisé par les tâches qu'il accomplissait de façon mécanique, à travers le cadavre de cet enfant et son envie de lui offrir des rites funéraires décents c'est son âme qui lui est rendue.
La force de ce film, et l'idée géniale de László Nemes, c'est de ne jamais montrer l'horreur en face. 
La caméra ne cesse de suivre le Sonderkommando, particulièrement Saul, soit de dos soit face à lui.
Elle ne s'attarde pas, elle ne fait pas de voyeurisme, elle est sans cesse en mouvement et en action.
A l'image de ce plan d'ouverture, la mort est toujours en arrière-plan, dans le flou ou hors-champ.
C'est un film parfaitement maîtrisé, ce qui est d'autant plus surprenant qu'il s'agit d'une première réalisation pour László Nemes.
Je suis partagée, à la fois curieuse de voir sa prochaine réalisation mais je me dis aussi qu'après avoir atteint une telle perfection je n'ai pas forcément envie de voir autre chose de ce réalisateur.
A travers ce film, j'ai réalisé comme jamais auparavant à quel point le système de fonctionnement d'Auschwitz-Birkenau avait été pensé et rationalisé, même si je l'ai lu et entendu à de nombreuses reprises, j'ai aussi mieux compris comment fonctionnaient les chambres à gaz, des images ont été mises sur des mots dont je n'arrivais pas toujours à me représenter toute l'ampleur.
C'est par le détail des tâches, par les gestes mécaniques et répétitifs de Saul et des autres membres du Sonderkommando que j'ai pu prendre conscience de tout cela.
Ce film est une fiction mais qui s'inspire de faits réels, notamment la préparation d'une révolte et d'un soulèvement du Sonderkommando dans lequel travaille Saul.
Cela a représenté un travail de cinq ans pour László Nemes, le résultat à l'écran est tout simplement éblouissant et percutant.
Le personnage de Saul est très justement interprété par Géza Röhrig.
Il sombre dans un forme de folie, anéanti par toutes les horreurs qu'il a vues et auxquelles il a participé par la force des choses.
Sa rédemption, c'est d'offrir une sépulture décente à cet enfant qu'il dit être son fils.
L'un des membres du Sonderkommando lui dit quelque chose de très juste à ce sujet et qui m'a particulièrement marquée : "Tu as abandonné les vivants pour les morts.", sauf que les vivants ne sont eux-même qu'en sursis.
Je crois plutôt que Saul a fini par retrouver une âme et que celle-ci le pousse à ne plus continuer à vivre ainsi, si tant est que l'on peut dire vivre pour décrire une telle situation.
Il serait trop réducteur de résumer ce film à une descente aux enfers et dans les bas-fonds de l'horreur, il y a autre chose dessous, une autre histoire exposée de façon très pudique, celle d'un homme parmi tant d'autres en 1944 à Auschwitz-Birkenau, celle de Saul.


"Le fils de Saul" de László Nemes est un film choc, percutant, sans doute parmi les plus intelligents et les mieux faits traitant de la Shoah, si ce n'est le plus grand, en tout état de cause un chef-d'oeuvre, un pur chef-d'oeuvre.

Ce film a reçu le Grand Prix du jury au Festival de Cannes 2015.





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