jeudi 23 juin 2016
Être sans destin d'Imre Kertész
De son arrestation, à Budapest, à la libération du camp, un adolescent a vécu le cauchemar d’un temps arrêté et répétitif, victime tant de l’horreur concentrationnaire que de l’instinct de survie qui lui fit composer avec l’inacceptable. Parole inaudible avant que ce livre ne la vienne proférer dans toute sa force et ne pose la question de savoir ce qu’il advient, quand l’homme est privé de tout destin, de son humanité. (Actes Sud)
J'ai longtemps repoussé ma lecture de l'oeuvre d'Imre Kertész parce que je me disais que j'avais encore le temps, que l'auteur était encore en vie, que ça pouvait bien attendre une prochaine lecture.
Et puis Imre Kertész est mort.
Je me suis alors rappelée que personne n'est éternel, que désormais j'allais découvrir ses récits sur la Shoah alors que lui n'était plus de ce monde, j'avais perdu l'opportunité de le faire de son vivant.
Et puis je suis allée à Auschwitz-Birkenau.
Et avant d'y aller, et parce que j'y allais et que l'année dernière j'étais en Hongrie, je me suis enfin décidée à ouvrir l'un de ses récits.
J'ai donc commencé avec "Être sans destin", sans doute son roman le plus connu, parce qu'il est autobiographique.
"Être sans destin" ne ressemble à aucun livre que j'ai lu jusqu'à présent sur la Shoah, en fait aucun ne se ressemble parce qu'ils ont chacun le style propre à leur auteur, parce qu'Imre Kertész utilise un style narratif qui éloigne le lecteur et ne lui permet à aucun moment de se rapprocher du narrateur.
Et c'est là la plus grande force de ce récit, car en utilisant un tel style distancié Imre Kertész donne toute la dimension de cruauté à son récit, une cruauté mêlée d'une forme d'humour absurde frôlant parfois le cynisme.
Oui, je suis restée totalement étrangère à ce récit, oui c'est un texte qui mérite sans nul doute d'être relu plusieurs fois pour en saisir toutes les nuances, et pourtant j'ai réussi à approcher ce que me racontait le narrateur, justement parce qu'il me tenait éloignée.
Le narrateur est un jeune garçon de quinze ans vivant en Hongrie, à Budapest, avec son père et sa belle-mère, ses parents étant divorcés.
De la guerre il n'en connaît pas grand chose, jusqu'à ce que son père parte en internement dans un camp.
Lui est insouciant, il partage une bonne camaraderie avec ses compagnons de travail, et puis un beau matin un piège est tendu, il est arrêté avec d'autres, mais là encore lui et les autres jeunes garçons ne prennent pas trop cela au sérieux, ils en rient entre eux, ne comprenant pas pourquoi on en voudrait autant aux Juifs, et puis c'est l'entassement dans des wagons à bestiaux en direction d'Auschwitz-Birkenau.
Le narrateur ne restera que quelques jours à Auschwitz, il n'aura qu'un aperçu limité du camp et pourtant il saura tout ce qui s'y passe : "Et pourtant - au milieu de tous ces hommes et aussi à cause la lumière éblouissante - je ne pouvais pas m'en faire une idée vraiment précise : je pouvais tout juste distinguer au loin des bâtiments tapis sur le sol, ça et là quelques constructions en forme de poste d'affût, des encoignures, des tours, des cheminées.".
Au début, le narrateur donne raison aux Allemands, il voit tout positivement, et puis il finit par apprendre ce qu'est en réalité ce lieu.
D'Auschwitz ça n'est pas la fumée incessante jour et nuit des crématoires qu'il retiendra, mais l'ennui : "Cet ennui, avec cette étrange attente : je crois que c'est cette impression-là, à peu près, oui, qui en réalité caractérise vraiment Auschwitz - à mes yeux, en tout cas.".
Puis c'est le départ pour Buchenwald où petit à petit le narrateur finit par se transformer en "musulman", il raconte son agonie, la mort qu'il croit certaine, mais finalement il est soigné et sauvé, et revient à Budapest.
De ces années, le narrateur en restera profondément marqué : "Je l'avais déjà entendu dire, et je pouvais désormais en témoigner : en vérité, les murs étroits des prisons ne peuvent pas tracer de limite aux ailes de notre imagination.", il a pleine conscience de ce qu'il a vécu : "Ce n'est que maintenant que tout semble fini, défini, irrévocable, définitif, tellement rapide et si terriblement flou, comme si c'était "arrivé" : maintenant, après coup seulement, quand on regarde en arrière, à rebours. Et puis aussi, bien sûr, quand on connaît d'avance le destin.".
Alors quand des Juifs survivants qui n'ont rien connu de tout cela lui disent qu'il doit oublier et continuer à vivre, voici ce qu'il leur répond : "Moi aussi, j'ai vécu un destin donné. Ce n'était pas mon destin, mais c'est moi qui l'ai vécu jusqu'au bout, et j'étais incapable de comprendre que cela ne leur rentre pas dans la tête : que désormais je devais en faire quelque chose, qu'il fallait l'adapter à quelque chose, maintenant, je pouvais ne pas m’accommoder de l'idée que ce n'était qu'une erreur, un accident, une espèce de dérapage, ou que peut-être rien ne s'était passé.", et c'est là toute la raison d'être de ce livre, et de l'oeuvre d'Imre Kertész.
A travers ce ton détaché et ce côté parfois cynique, Imre Kertész raconte la disparition des Juifs de Hongrie, mais aussi de l'impact que cette période de sa vie a eu sur lui, sur ce qu'il est devenu et ce qu'il a fait de sa vie.
En lisant cette oeuvre, j'ai beaucoup pensé à l'oeuvre de Charlotte Delbo, plus particulièrement à son livre "Une connaissance inutile", très personnel dans l'écriture, mais également à "Mesure de nos jours" dans lequel elle parlait des personnes revenues des camps, de leur réadaptation, mais aussi de l'attitude des personnes qui les voyaient revenir et qui n'avaient rien connu de tel.
Il faut attendre le dernier chapitre pour que "Être sans destin" prenne tout son sens, mais quel sens.
Derrière le ton détaché et ce roman proche de l'absurde, Imre Kertész livre un témoignage fort sur la Shoah et ses répercussions sur l'être humain, un roman qui mérite d'être lu au moins une fois et relu plusieurs tant il est évocateur et riche de détails qui en font toute sa beauté et le rendent indispensable.
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Un livre qui ne ressemble à aucun autre, que j'ai presque immédiatement relu après l'avoir lu. Très impressionnant.
RépondreSupprimerJe partage complètement.
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