samedi 23 novembre 2013

Esprit d'hiver de Laura Kasischke


Réveillée tard le matin de Noël, Holly se voit assaillie par un sentiment d'angoisse inexplicable. Rien n'est plus comme avant. Le blizzard s'est levé, les invités se décommandent pour le déjeuner traditionnel. Holly se retrouve seule avec sa fille Tatiana, habituellement affectueuse, mais dont le comportement se révèle de plus en plus étrange et inquiétant... (Christian Bourgeois Editeur)

Vous est-il déjà arrivé de vous réveiller un matin en éprouvant la sensation que quelque chose cloche, ne va pas ?
Et bien c'est ce qu'a ressenti Holly en ce matin de Noël : "Ce matin-là, elle se réveilla tard et aussitôt elle sut : Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.", en identifiant que ce quelque chose venait de Sibérie, pays dans lequel Holly et son mari ont été il y a treize ans pour y adopter leur fille Tatiana.
Mais c'est plus qu'une sensation que ressent Holly, c'est comme une certitude qu'un élément extérieur et perturbateur est dans la maison depuis treize ans : "Quelque chose avait été là depuis le début. A l'intérieur de la maison. A l'intérieur d'eux-mêmes. Cette chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.", et c'est au même moment qu'elle ressent l'envie soudaine, le besoin impérieux d'écrire, pour mettre des mots sur son ressenti alors qu'elle n'a plus écrit une ligne depuis des années, tout simplement parce qu'elle bloque et n'arrive plus à aligner des mots, que sa vie a changé et que désormais il n'y a plus de place pour l'écriture : "En fait, son blocage d'écriture était peut-être une bénédiction, puisque sa vie n'aurait pu accueillir une activité de plus sans éclater en un milliard de morceaux.".
Et puis, en ce matin de Noël, il y a Eric, le mari de Holly qui se réveille en retard et se précipite à l'aéroport pour aller y chercher ses parents; et leur fille Tatiana, boudeuse, énervée, irritée, agaçante, certes adolescente mais au comportement aux antipodes de celui qui est le sien habituellement.

Laura Kasischke propose dans ce roman un huis-clos entre Holly et sa fille Tatiana, un huis-clos bien loin de l'esprit de Noël, aussi noir que dehors le sol est blanc du blizzard qui s'est levé, a bloqué la circulation et a contraint les invités à rester chez eux.
Au cours de cette journée, Holly va revivre par flashback l'adoption de Tatiana en Sibérie il y a treize ans, l'immense joie des premiers instants avec la découverte de cette petite fille, les premières années de Tatiana, sa vie idyllique de famille moyenne américaine entourée de son mari et de leur fille; mais elle va aussi livrer ses démons intérieurs peuplés des morts de sa famille : sa mère, ses sœurs, la malédiction qui les touche par un gène défectueux générant le cancer du sein.
Holly est une survivante, pour avoir une chance d'atteindre la quarantaine voire plus et ne pas subir le même sort que toutes les femmes de sa famille elle a subi jeune l'ablation de ses seins et de ses ovaires, la rendant stérile.
Mais elle a aussi dû affronter le suicide d'une de ses sœurs, le fait d'avoir été élevée par elles plutôt que par sa mère, autant d'aspects qui font de Holly une personne extrêmement fragile sur le plan psychologique, mais également une femme hors norme qui, comme elle le dit, a dû apprendre à supprimer ses sentiments : "Ce que Holly avait eu besoin d'apprendre, c'était à supprimer ses sentiments - ce que les humains réussissaient avec succès depuis la nuit des temps, la preuve en étant qu'ils parvenaient à se lever le matin, à manger, à procréer malgré l'horreur inexplicable de la mort qui attendait, potentiellement et inéluctablement, à chaque coin de rue."; et se tient depuis lors farouchement éloignée des médecins, philosophie qu'elle appliqué également à sa fille.
La construction de ce roman est intelligente, c'est à travers le prisme de Holly que l'auteur raconte l'histoire, et autant dire que cela lui a donné la possibilité de manipuler le lecteur comme elle le souhaitait, ce que Laura Kasischke d'ailleurs fait avec brio tant la fin est renversante bien que légèrement prévisible quand le lecteur est attentif à de petits détails semés ici et là.
Aux yeux de Holly, Tatiana en ce jour de Noël n'a pas un comportement habituel, le lecteur ne peut que le constater par le point de vue de la mère, mais il est aussi en mesure de juger le comportement de Holly comme tout aussi étrange et nourri d'antagonismes : une femme qui souhaitait plus que tout être mère, ne pas reproduire l'univers dans lequel elle avait vécu enfant, que sa fille ne se sente pas comme une pièce rapportée; et qui d'un autre côté refuse d'emmener sa fille chez le médecin, lui balance des phrases dures au visage, dénotant parfois un quasi manque d'amour maternel et se retient de lui rappeler ses origines modestes et la chance qu'elle a eue d'être adoptée par des américains :  "Holly s'apprêtait à dire quelque chose, peut-être quelque chose qu'elle regretterait, concernant les jeunes Américains égoïstes et les excès pitoyables de ces Noëls américains, et, peut-être plus horrible encore, quelque chose au sujet de l'orphelinat Pokrovka n° 2 et des enfants qui s'y trouvaient encore au lieu d'être ici - mais avant que les mots lui échappent, Tatty avait disparu comme si une trappe venait de s'ouvrir sous ses pieds pour l'aspirer.".
Tatiana est fuyante, Holly est instable, c'est un roman psychologique que livre ici Laura Kasischke se déroulant sur une journée complète.
Pour apprécier ce roman il faut accepter une narration lente, qui prend le temps de poser les personnes et les événements, faite de nombreux retours en arrière dont la chronologie n'est pas toujours respectée; en tout cas un style de narration qui m'a portée dans ce récit, dont j'ai savouré chaque ligne et particulièrement la fin si abrupte et déshumanisée mais apportant un nouvel éclairage sur l'ensemble du roman, à tel point que j'ai eu envie de le recommencer pour découvrir les indices qui m'avaient échappé à la première lecture.

Avec "Esprit d'hiver", je découvrais Laura Kasischke comme auteur américaine et je dois dire que j'ai été bluffée par son style, sa maîtrise et les émotions qui se dégagent de son récit.
Laura Kasischke n'est pas qu'une fine observatrice et psychologue des émotions, elle possède également un très beau brin de plume que j'espère retrouver dans ses autres romans qu'il me reste à découvrir.

Si je devais mettre une note à ce livre : 17/20

Je remercie Oliver de Price Minister et Christian Bourgeois Editeur pour l'envoi de ce livre dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire 2013 organisés par Price Minister.



Livre lu dans le cadre du Challenge Romancières américaines


4 commentaires:

  1. Le même ressenti: vouloir le relire pour y retrouver les indices!

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    1. C'est un livre que l'on re-parcourt une fois la lecture achevée sans avoir le sentiment de s'être fait duper par l'auteur.

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  2. Je note cette référence, ça pourrait me plaire ! :)

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    1. Je te l'amène la prochaine fois qu'on se voit si tu veux !

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