mardi 9 juillet 2013

Auschwitz et après - I Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo


Charlotte Delbo était une des 230 femmes qui, dans Le Convoi du 24 janvier, partirent en 1943 de Compiègne pour Auschwitz.
Aucun de nous ne reviendra est, plus qu'un récit, une suite de moments restitués. Ils se détachent sur le fond d'une réalité impossible à imaginer pour ceux qui ne l'ont pas vécue. Charlotte Delbo évoque les souffrances subies et parvient à les porter à un degré d'intensité au-delà duquel il ne reste que l'inconscience ou la mort. Elle n'a pas voulu raconter son histoire, non plus que celle de ses compagnes ; à peine parfois des prénoms. Car il n'est plus de place en ces lieux pour l'individu. (Editions de Minuit)

Charlotte Delbo avait 30 ans lorsqu’elle est arrivée à Auschwitz.
Arrêtée en mars 1942, elle était entrée dans la Résistance en 1941 et faisait partie du groupe Politzer.
Incarcérée à la Santé, à Paris, elle est transférée au fort de Romainville en août 1942 avant de passer par le camp de Compiègne où elle est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943, un convoi de 230 femmes dont 49 seulement seront rescapées.
Avant la guerre, de 1937 à 1941, elle avait été l’assistante de Louis Jouvet au théâtre de l’Athénée.
Elle retravaillera avec lui de 1945 à 1947.

Ecrit en 1946, "Aucun de nous ne reviendra", titre emprunté d’un vers du poème La maison des morts de Guillaume Apollinaire, est le premier volume d’une trilogie consacrée à la déportation, brossant ici des moments du quotidien à Auschwitz.
C’est dans un style épuré, pudique et fortement poétique, que Charlotte Delbo évoque des moments à Auschwitz : le matin, la nuit, le jour, l’appel, le soir.
Ou encore l’arrivée en train, la gare qui n’en est pas vraiment une : "Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus. C'est la plus grande gare du monde.", cette destination qui n’en est pas non plus vraiment une : "Ils ignoraient qu'on prît le train pour l'enfer mais puisqu'ils y sont ils s'arment et se sentent prêts à l'affronter avec les enfants les femmes les vieux parents avec les souvenirs de famille et les papiers de famille.", l'ignorance des arrivants : "Ils ne savent pas qu'à cette gare-là on n'arrive pas.", et la vérité qui éclate devant leurs yeux : "La gare n'est pas une gare. C'est la fin d'un rail. Ils regardent et ils sont éprouvés par la désolation autour d'eux.".
Ce récit n’est absolument pas centré sur elle, pas plus que sur ses compagnes dont seulement quelques prénoms sont évoqués.
A Auschwitz, l’Homme n’était plus Homme, c’était une usine de la mort et de la déshumanisation où la seule identité d’un individu était son numéro tatoué sur le bras.
Comme le bétail.
Mais même le bétail, on ne lui fait pas endurer ce que j’ai lu dans ces lignes.
J’aurais pu me pincer pour croire à ce que je lisais, mais cela n’aurait pas suffi.
Plusieurs fois, j’ai relu le passage que je venais de lire.
Une première fois, puis une deuxième, et une troisième.
Charlotte Delbo va très loin dans son récit, porté par son style à nul autre pareil.
Elle évoque les coups, les humiliations, la faim, le froid, la peur, la soif.
C’est sans doute ce chapitre consacré à la soif qui m’a le plus marquée, avec lequel j’ai le plus souffert : "La raison est terrassée par la soif. La raison résiste à tout, elle cède à la soif.", et où j’ai le plus ressenti cette sensation d’irréalité ; l’autre moment étant celui où Charlotte Delbo, couverte par une compagne, se laisse aller à pleurer.
Car ce qui est écrit dans ce livre est irréel sur bien des aspects pour quiconque n’a pas connu Auschwitz, et il n’y avait que deux issues possibles : sombrer dans l’inconscience ou la mort, un aspect que Charlotte Delbo a particulièrement bien mis en valeur.
La peur prend la forme du Block 25, celui dans lequel étaient mises les femmes trop faibles ou mourantes avant d’être emmenées dans les chambres à gaz.
Quant à la description de l’appel du matin (à 3 heures, il fait donc encore nuit), elle est tout simplement saisissante et inimaginable : "Il faudra rester des heures immobiles dans le froid et dans le vent. Nous ne parlons pas. Les paroles glacent sur nos lèvres. Le froid frappe de stupeur tout un peuple de femmes qui restent debout immobiles. Dans la nuit. Dans le froid. Dans le vent." Et Charlotte Delbo a su avec justesse mettre des mots sur son ressenti : "Tout à l'heure je cédais à la mort. A chaque aube, la tentation. Quand passe la civière, je me raidis. Je veux mourir mais pas passer sur la petite civière. Pas passer sur la petite civière avec les jambes qui pendent et la tête qui pend, nue sous la couverture en loques. Je ne veux pas passer sur la petite civière.". 
Et puis au-delà de la barbarie, il y avait la beauté qui était détruite, à l’image de cette compagne de Charlotte Delbo qui ne comprend pas comment sa petite sœur a pu être emmenée directement à la chambre à gaz alors qu’elle était si belle, ses bourreaux n’ont pas dû voir sa beauté : "Elle était belle, ma petite soeur. Vous ne pouvez pas vous représenter comme elle était belle. Ils n'ont pas dû la regarder. S'ils l'avaient regardée, ils ne l'auraient pas tuée. Ils n'auraient pas pu.".
En guise de conclusion et en réponse au titre : "Aucun de nous n'aurait dû revenir.", pourtant certains sont revenus et ont choisi, comme Charlotte Delbo, de témoigner.
Je ne peux que les en remercier.

"Aucun de nous ne reviendra" de Charlotte Delbo est à ce jour l’un des récits les plus forts que j’ai pu lire sur la déportation, et l’un des plus beaux par la poésie qui s’en dégage.
Il n’est pas sans rappeler le film "Nuit et brouillard" d’Alain Resnais et se distingue par une puissance narrative rarement atteinte dans les témoignages écrits sur la Shoah.

Livre lu dans le cadre du challenge Destination PAL

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