samedi 22 septembre 2012
Des fourmis dans la bouche de Khadi Hane
Gratteurs d'écailles dans une poissonnerie, vendeurs ambulants de montres de pacotille ou de statuettes en bois, journaliers payés au noir pour décharger des sacs d'un camion, hommes à tout faire d'un commerçant pakistanais qui revendait des pots de crème à l'hydroquinone censés procurer aux nègres l'éclat d'une peau blanche, la leur ne faisant plus l'affaire. Sur le marché Dejean, on trouvait de tout...
Née au Mali, Khadîdja élève seule quatre enfants à Paris, dans le quartier de Château-Rouge. Pétrie de double culture, musulmane mais le doute chevillé au corps, elle se retrouve exclue de sa communauté du fait de sa liaison avec Jacques, le père de son fils métis. Cercle après cercle, depuis ses voisines maliennes jusqu'aux patriarches du foyer Sonacotra et à ses propres enfants, Khadîdja passe en jugement. Mais cette absurde comparution, où Africains et Européens rivalisent dans la bêtise et l'injustice, réveille en elle une force et un humour inattendus. Tableau intense de Château-Rouge, Des fourmis dans la bouche est porté par une écriture inventive au ton très singulier, fondée sur la double appartenance. Un roman qui dit la difficile liberté d'une femme africaine en France. (Denoël)
Je suis partagée sur ce livre qui a suscité lors de sa lecture des sentiments très contrastés.
D'un côté, il y a le personnage de Khadîdja, une femme éprise de liberté mais qui se rebelle contre le poids de sa religion et le poids des traditions maliennes qui sont presque plus présentes à Paris qu'au Mali. Elle veut s'affranchir des traditions, ne plus avoir à subir les questions intempestives de ses voisines sur son célibat ni le regard de la communauté malienne de son quartier du fait de sa liaison avec un homme marié.
Elle veut aimer librement, qui elle veut, d'ailleurs les relations avec les hommes sont l'une des thématiques au coeur de ce récit : "Quelque fois, on est tellement en manque que l'on ne voit même pas la couleur de ses chaussures. Peu importe qu'il soit noir, bleu ou jaune, si son entrejambe sourit, si sa bosse prédit l'ivresse, on se jette sur lui, sans penser à cette foutue loi qu'on fait semblant de respecter. L'homme remplira son office, à coup sûr.".
Khadîdja est aussi une femme fière qui prend sur elle de devoir faire appel à une assistante sociale pour essayer de s'en sortir et donner de quoi manger à ses enfants : "Puisant au plus profond de moi, j'avais troqué ma fierté contre le courage d'affronter le regard de cette inconnue aux lèvres déformées par la grimace réglementaire des travailleurs sociaux.".
Toute cette facette du personnage est intéressante, car elle permet d'offrir un éclairage assez complet sur les traditions et les coutumes du Mali.
Ainsi, au fil de la narration à la première personne du singulier, Khadîdja va revenir sur son marchandage, sa vente à un homme plus âgé du village, sa convocation au conseil des sages du fait de sa conduite jugée inappropriée, uniquement parce qu'elle a couché avec un blanc et que celui-ci est le père de son dernier enfant, sur les traditions d'accueil qui se perpétuent en France.
Le personnage revient également sur son passé, sa vie au Mali et les raisons qui l'ont poussée à venir s'installer en France ainsi que son désenchantement : "Mon silence ne faisait que répandre ma rancune envers Paris. Cette ville, sans le savoir, nous avait promis de belles choses. Nous avions quitté notre pays pour nous y faire une place que nous croyions au soleil. Mais il n'y avait pas de soleil à Paris."
Mais Khadîdja est une femme cherchant à s'émanciper : "J'avais alors soif de vivre. Je voulais ma liberté d'agir, de penser."
Ce sont des passages durs mais nécessaires, qui permettent de mieux cerner la personnalité de Khadîdja et qui expliquent, en partie, son comportement actuel.
Et puis, de l'autre côté, il y a toujours ce même personnage de Khadîdja, mais en femme amère et désabusée : "La noblesse d'une pauvre négresse de la rue de l'Inconnu dans le dix-huitième arrondissement de Paris importait peu à ceux qui, comme moi, mouraient de faim dans leur appartement délabré.", qui n'attend plus vraiment grand chose de la vie, qui doute dans sa foi, qui n'est ni du Mali ni de Paris, elle est de nulle part et a beau essayer de sa battre, rien n'y fait, elle coule sans aucune bouée à laquelle se rattraper.
Cette facette a plus eu tendance à me déranger, car le personnage tombe dans une cruauté profonde, que ce soit envers ses propres enfants ou envers les personnes essayant de l'aider.
Khadîdja sombre dans l'amertume : "J'avais fini par me lasser de Paris, de ses habitants grincheux, de son bruit, de son caquetage et par-dessus tout de ses promesses jamais tenues.", ainsi que dans une forme de caricature : la méchante et l'ennemie, c'est l'assistante sociale; le méchant c'est son ex amant blanc qui pourtant ne lui a jamais rien promis, étant marié de son état; cette forme de caricature oscille d'ailleurs vers le racisme.
Sur ce plan, je précise bien qu'il s'agit du personnage de Khadîdja et non de l'auteur.
J'ai eu le sentiment que ce personnage était dans un état de non retour, définitivement déracinée du Mali ou de Paris, vivant sans vraiment vivre, essayant de survivre sans y réussir.
Par contre, je reprocherai à Khadi Hane de ne montrer qu'une partie de la réalité.
Il est en effet ici question uniquement des africains qui vivent dans la misère la plus complète, comme si l'auteur avait cherché à coller à l'image véhiculée par la presse, or, il aurait aussi sans doute été intéressant d'évoquer les africains qui ont réussi.
Portrait sans concession de la vie des émigrés africains à Paris et au titre fortement évocateur, "Des fourmis dans la bouche" me laisse au final un sentiment de malaise du fait de l'amertume qui se dégage de ce récit.
Mais c'est un livre qui ne laisse pas non plus indifférent et qui amène se poser beaucoup de questions, permettant ainsi d'apporter une autre vision sur la dure vie quotidienne des émigrés africains à Paris.
Livre lu dans le cadre du Prix Océans
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