dimanche 30 septembre 2012
Le glacis de Monique Rivet
« Le Glacis, au nord de la ville, c’était une grande avenue plantée d’acacias qui séparait la ville européenne de la ville indigène. Une frontière non officielle, franchie par qui voulait et gravée pourtant dans les esprits de tous comme une limite incontestable, naturelle, pour ainsi dire, à l’instar d’une rivière ou d’une orée de forêt. Le temps où j’ai habité la ville était le temps de cette violence. Le temps de ce que le langage officiel déguisait d’un intitulé pudique : les “événements”, quand l’homme de la rue disait : la guerre. La guerre d’Algérie. Ce pays, je ne lui appartenais pas, je m’y trouvais par hasard. J’y étais de guingois avec tout, choses et gens, frappée d’une frilosité à fleur de peau, incapable d’adhérer à aucun des mouvements qui s’y affrontaient. Cette guerre, je ne la reconnaissais pas, elle n’était pas la mienne. Je la repoussais de toutes mes forces. Si j’avais eu à la faire... – s’il avait fallu que je la fasse, aurais-je pu la faire aux côtés des miens ? Je l’ai oubliée. Je ne suis pas la seule : nous l’avons tous oubliée, ceux qui n’ont pas eu le choix et ceux qui ont refusé de choisir ; ceux qui n’ont pas voulu s’en mêler et ceux qui s’y sont perdus. » Laure a 22 ans lorsque, à la fin des années 1950, elle est nommée professeur de lettres classiques dans un lycée d’une petite ville de l’Oranais. Elle regarde ce monde dont elle ne possède aucun des codes. (A.M. Métailié)
"Ce qu'on appelait glacis, c'était une large avenue coupée d'un terre-plein et bordée, côté indigène, d'une rangée de boutiques arabes.".
Le glacis, c'est un quartier de la ville d'El-Djond dans laquelle Laure, vingt-cinq ans, vient y occuper un poste de professeur de lettres dans un lycée.
El-Djond, ville au nom fictif, est située en Algérie, et c'est au cours des années 50 que Laure y arrive, en pleine guerre qui ne veut pas encore dire son nom mais dont l'horreur est déjà bien installée de le quotidien de tous les habitants.
Laure est jeune, naïve, elle ne réfléchit ni à ce qu'elle dit ni à ses fréquentations, elle ne comprend pas vraiment ce qui se passe : "Le mur de verre qui nous séparait de leur quartier m'était d'autant plus invisible que tous les jours des individus le franchissaient pour venir travailler dans la ville européenne et qu'aucune loi ne nous interdisait à nous de le traverser, en sens inverse, si nous avions quelque chose à faire dans le "village nègre" - mais il était suspect d'avoir quelque chose à y faire ...", et elle mesure encore moins la portée de ses paroles et de ses actes, ni des conséquences qu'ils pourraient avoir.
Je nuance en précisant que Laure n'est pas inconsciente, son père est mort en déportation à Dachau et cela l'a profondément marquée, mais ce sont ses côtés légers et naïfs du fait de son âge qui l'empêchent de se rendre compte de la situation et ce n'est qu'au fur et à mesure des évènements qu'elle ouvrira les yeux et prendra conscience de bon nombre de choses.
Elle finira par se demander comment sera perçu son absence d'engagement par ses élèves : "Je pensais aussi : elles m'en voudront un jour ou l'autre de ne pas avoir pris le parti des leurs. De n'avoir pris parti pour rien, de ne m'être intégrée à rien, d'être restée dans mon splendide isolement.", quelle est la raison de sa présence et si l'exercice de son métier a encore une raison d'être : "Il me semblait que ma vie se terminait là, que quelque chose s'était cassé, j'avais tout raté, mon métier n'avait pas de sens, car à quoi bon mettre de la littérature ou de la grammaire dans la tête des gens si c'est pour qu'on les retourne du pied sur une voie de chemin de fer, un trou dans la poitrine ?".
Mais sa légèreté et sa naïveté seront définitivement anéanties avec son arrestation, sa journée passée en prison, l'interrogatoire qu'elle subira et la confiscation de ses papiers jusqu'à son expulsion d'Algérie : "Je suis prisonnière de ce pays qui n'est pas le mien, de cette ville sans âme, de cette guerre sans nom, où les employés des postes ont des manières de policiers, où on ne sait pas si on couchera dans son lit le soir ni, à supposer que l'on y couche, si l'on y sera pas égorgé par un émissaire dont personne ne saura jamais quelle cause il a prétendu servir en vous assassinant.".
Ecrit par Monique Rivet au même âge que celui du personnage de Laure, ce livre a dormi dans un tiroir pendant toutes ces années, ce qui est fort regrettable car il livre une vision sans concession de la Guerre d'Algérie.
Parce qu'à l'époque il n'était pas bien vu de parler de cette guerre, parce qu'il ne fallait surtout pas dire ce qui se passait en Algérie, parce qu'il fallait essayer à tout pris de conserver cette colonie française, parce que nous, français, n'avions pas encore compris que c'était inexorable et inévitable que l'Algérie devienne un pays indépendant.
Sans doute pour toutes ces raisons et pour bien d'autres encore, ce livre n'avait jamais été publié jusqu'à présent.
"Le glacis", c'est le récit initiatique de Laure, une jeune femme qui va beaucoup apprendre sur les autres et sur elle, et qui va évoluer et mûrir au cours de ce récit.
C'est aussi la rencontre et le télescopage de personnes aussi différentes les unes des autres.
Il y a de nombreux personnages dans ce roman, le principal étant Laure, ils apportent tous quelque chose au récit et ont un rôle à y jouer.
Et même si Monique Rivet a écrit ce livre très jeune, elle arrive à analyser avec finesse et justesse les relations difficiles et contradictoires entre les différents personnages : l'univers des français vivant en Algérie d'un côté, celui des algériens se battant pour obtenir leur indépendance de l'autre, et au milieu, quelques personnes qui essayent d'échanger, de se mélanger, de former un tout uni.
Ecrit dans un ton en majorité léger, à l'image de Laure, ce récit arrive à faire la part entre une narration à la première personne par Laure et une narration à la troisième personne pour tout ce qui concerne les évènements dramatiques, comme si ces derniers étaient vécus par un oeil extérieur, démontrant ainsi le recul pris par Laure sur le drame qui se déroule sous ses yeux.
Monique Rivet évoque avec pudeur et sans concession aucune les exactions commises par l'armée française en Algérie, elle arrive à dépeindre la cruauté de cette guerre et à faire circuler des émotions et un ressenti entre son récit et le lecteur.
"Le glacis" est un beau livre ayant valeur de témoignage, écrit avec beaucoup de pudeur et tout en retenu par une jeune femme dans les années 50, et qui lève une partie du voile sur la Guerre d'Algérie à travers le personnage de Laure en évoquant avec sincérité et réalisme les évènements qui s'y sont déroulés.
Livre lu dans le cadre du Prix Océans
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